vendredi, mars 19, 2010

DIX ÉNIGMES PHILOSOPHIQUES À MÉDITER

Un chapitre prévu pour mes Stéroïdes pour comprendre la philosophie, mais qui n'y sera pas faute de place. C'est un work-in-progress qui devrait être revu et corrigé.]

Nous terminerons notre (inévitablement incomplet) survol de la philosophie en vous proposant dix énigmes philosophiques qui sont autant d’invitations à en prolonger l’étude dans les directions qu’elles suggèrent

1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?


Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas

Paul Valéry
(Le cimetière marin)

On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.

2. L’actuel Roi de France est-il chauve?


Bertrand Russell (1872-1970), logicien, philosophe et réformateur social a été une des plus marquantes figures intellectuelles du XXe siècle. Il est en outre un des principaux concepteurs de cette méthode dite analytique, inspirée par la logique et les mathématiques et qui se pratiquera abondamment en philosophie dans le monde anglo-saxon.
La célèbre « théorie des descriptions », qu'il expose dans un article paru en 1905, est un bon exemple de ce qu'il propose et elle est d’ailleurs généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XXe siècle.

En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu'il doit y avoir un référent correspondant à tout nom et que cela conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : « L'actuel roi de France est chauve ». La France n'est pas une monarchie et n'a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse ? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation – l'actuel roi de France n'est pas chauve – devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens.

La solution de Russell est habile et met en oeuvre la logique et l'analyse. Elle consiste à rendre explicite le fait que la phrase implique l'existence d'un roi de France, et à la décomposer en énoncés qui peuvent être affirmés ou niés séparément.

Si on convient de désigner par R le prédicat « présent roi de France » et par C « être chauve », la proposition : « Le présent roi de France est chauve » sera réécrite de la manière suivante :

1. Il existe un x tel que Rx ;
(Il existe une personne qui est roi de France.)

2. Pour tout y, si Ry, alors y=x ;
(Il n'y en a qu'une : « le » roi de France.)

3.Cx (Cette personne est chauve.)

Ce qui se notera comme suit en logique formelle :
x [ (Rx y ( R y y=x)) Cx]
Malicieux, Russell, qui ne portait pas Hegel dans son cœur, suggérera que ce genre de problème ne se pose par pour les hégéliens pour qui l’actuel Roi de France … porte une perruque !


3. Les problèmes de Gettier remettent-ils en question l’analyse de la connaissance avancée par Platon?

On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon.

Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait après tout être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire d’une sujet S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.

Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :

(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.

Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.

Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :

(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.

Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.

La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.

Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.

Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.

Alors? Faut-il repenser la définition tripartite de la connaissance?

De nombreux articles se publient encore pour en débattre.

4. Le paradoxe concernant l’omnipotence divine est-il concluant?

Comme nous l’avons vu plus haut, l’idée de Dieu a été jugée inconsistante par plusieurs philosophes, pour un bon nombre de raisons. En voici une, sous la forme d’un paradoxe concernant l’omnipotence. Il a été imaginée par C. Wade Savage et il a à ce point pénétré la culture populaire qu’il est même évoqué dans un épisode de la série Les Simpson.
Dans Weekend At Burnsie's (diffusé en 2002) , on assiste en effet à l’échange suivant entre Homer et son pieux voisin, Ned Flanders :
Homer : — Hé! J’ai une question à te poser. (Il saisit un bout de papier) «Dieu pourrait-il réchauffer une tortilla au four à micro-ondes jusqu’à ce qu’elle soit tellement brûlante que lui-même ne pourrait pas la manger?»
Ned : — Mais bien sûr qu’il le pourrait … quoique … Wow! Pour un casse-coco, c’est tout un casse-coco!
Homer : Tu comprends maintenant tout ce que je dois endurer.
Ned : Heureusement, j’ai juste ici un livre tout plein de réponses. (Il sort une Bible et la tend à Homère, qui la feuillette).

Homer vient de retrouver, à sa manière bien particulière, l’intriguant paradoxe de Wade portant sur l’omnipotence divine de Dieu appelé le Paradoxe de la pierre.
Voici comment celui-ci le formulait en 1967 — X désignant ici n’importe quel être :
1. Ou bien X peut créer un pierre que X ne peut soulever, ou bien X ne peut pas créer une pierre que X ne peut pas soulever.
2. Si X peut créer une pierre qu’il ne peut pas soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir soulever la pierre en question.
3. Si X ne peut pas créer un pierre qu’il ne pourrait soulever, alors il existe nécessairement au moins une tâche que X ne peut accomplir, à savoir créer la pierre en question.
4. Il existe donc au moins une tâche que X ne peut accomplir.
5. Si X est omnipotent, alors X peut accomplir n’importe quelle tâche
6. Donc, X n’est pas omnipotent.

Tout un casse-coco!

5. Wollheim a-t-il découvert un paradoxe au cœur de la démocratie?

Imaginons une irréprochable machine qui comptabilise les votes des citoyens d’une société démocratique devant choisir entre diverses options.
L’un de ces citoyens, un démocrate convaincu et consciencieux, pense, après mûr examen, que c’est l’option A qui est préférable : il entre donc ce choix dans la machine. Mais d’autres préfèrent B, ce qui est bien entendu inévitable en démocratie.
La machine comptabilise tous les votes et c’est finalement l’option B a été choisie.
Notre démocrate convaincu semble en ce cas se trouver devant un paradoxe. Il lui faut en effet penser simultanément d’une part que A est l’option à suivre, puisque telle est la conclusion à laquelle il est parvenu après réflexion, d’autre part que B est l’option à suivre, puisque tel est le choix de la majorité et qu’il est un démocrate.
Cette conclusion se généralise bien entendu et la démocratie semble bien pouvoir conduire, au moins dans certains cas, tous les partisans d’une position minoritaire à avoir deux conceptions opposées de ce qu’il conviendrait de faire.
Cette analyse a été présentée en 1962 par Richard Wollheim (1923-2003), qui y voit un paradoxe au cœur de la démocratie. Est-ce le cas? Est-il important? Et si la réponse à ces deux questions est oui, est-il possible de résoudre ce paradoxe?
On en débat toujours…

6. Le débat entre déterminisme et libre arbitre est-il un mystère?

Emparez vous d’un petit objet, comme un stylo. Tendez ensuite la main qui le tient loin de vous, poing fermé et paume vers le bas. Ouvrez le poing. L’objet tombe vers le sol.

Personne ne s’en étonne : ce corps tombe conformément à ce que nous disent nos lois physiques les mieux établies, conformément à tout ce que nous savons du fonctionnement du monde et sa chute était prévue avant même qu’il ne soit relâché.

Cette chute n’est qu’une illustration de plus de ce vaste déterminisme qui régit l’univers et qui fait que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Répétons-le : personne ne s’en étonne.

Personne … sinon le (ou la)philosophe, qui voudrait savoir pourquoi la main qui tenait l’objet, le corps auquel appartient cette main, toute cette surface entourée de peau que nous appelons une personne échapperait à cet universel déterminisme. Car si on lui demande, cette personne insistera pour dire que c’est librement qu’elle a obéi à notre demande, pris cet objet et l’a laissé choir. Ou du moins que c’est librement qu’elle agit généralement.

Mais la voici prise d'un doute en méditant sur l’impact qu’ont inévitablement eu sur elle le lieu de sa naissance, son bagage génétique, son enfance, les rencontres qu’elle a faites, la société où elle habite, sa classe sociale. Et si elle était, elle aussi, soumise au déterminisme universel?

Et pourtant, nos notions courantes de moralité et nos législations reposent bien sur l’idée qu’en certains cas du moins nous sommes responsables de nos actes et que nous les choisissons : en d’autre termes que nous possédons le libre-arbitre.

Alors? Libre-arbitre ou déterminisme? Des trésors d’ingéniosité ont été déployés sur ce problème aux répercussions potentiellement gigantesques.

D’autres pensent que tout comme le problème de l’esprit, nous nous trouvons ici devant un mystère qui restera à jamais inaccessible à nos pauvres intelligences.

7. L’analyse sartrienne de la mauvaise foi est-elle satisfaisante?

Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), a placé un principe de déterminisme psychique au cœur de cette discipline.

Dans sa première mouture de la sychanalyse, appelée première topique, Freud expose une conception dynamique du psychisme humain dans lequel il distingue trois instances — l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient. Selon lui, des pulsions (notamment, la libido, ou pulsion sexuelle) situées dans l’inconscient, cherchent à se manifester à la conscience du sujet. Refoulées par la censure, elles réussissent à en tromper la vigilance et apparaissent, quoique déformés, dans la vie consciente du patient où elles peuvent être analysées comme autant d’indices d’un conflit intérieur. Freud étudie en ce sens des phénomènes comme les rêves, les actes manqués et les lapsus : en vertu du principe du déterminisme psychique, tous ces contenus manifestes peuvent se comprendre comme des versions déformées d'un contenu latent qui apparaît à la conscience après l'épreuve de la censure. Freud offre un célèbre apologue pour faire comprendre ce qu’il veut dire. « Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l'expulsé essaierait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l'on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l'on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l'inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.» Freud poursuit en indiquant que l’intrus, rageur, tentera de revenir dans la salle, au besoin en se déguisant ou en y pénétrant par la fenêtre.

Jean-Paul Sartre (1905-1980) a quant à lui fondé sa philosophie existentialiste sur le présupposé d’une totale liberté des êtres humains en vertu de laquelle je peux toujours choisir — et sur l’absolue responsabilité que cela implique. La psychanalyse, alors très populaire, représente donc pour lui une possible réfutation de son hypothèse du libre-arbitre humain. Sartre la confronte en deux moments.

Pour commencer, il affirme que la notion d’Inconscient et celles de censure et de refoulement présumés inconscients, sont conjointement inconsistantes : pour pouvoir opérer sur les pulsions, la censure doit décider de celles qu’elle laisse accéder à la conscience et de celles qu’elle refoule, tandis que ces pulsions, en se déguisant pour tromper la censure, témoignent de ce qu’elles poursuivent intentionnellement un projet : tout cela, conclut Sartre, suppose la conscience et ne saurait, par définition être inconscient.

Mais comment alors rendre compte de ces indéniables cas de troubles intrapsychiques, depuis ces choses que manifestement l’on sait et que l’on voit, mais sans les voir et y penser, jusqu’à ces gestes posés et qu’on ne s’explique pas et en passant par une multitude d’autres? Sartre. Et c’est par là que son propos est le plus original, propose que dans ces cas la conscience ruse avec elle-même, se ment à elle-même, se chosifie en se laissant croire qu’elle n’a pas le choix. Qui agit ainsi est selon Sartre de mauvaise foi. En des pages célèbres de L’Être et le Néant, il décrit finement ce subtil mécanisme, cet art « permettant de former des concepts contradictoires, […] qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée».

8. Pourquoi de telles réponses à de simples problèmes de trains?

Des travaux dits de philosophie expérimentale sont aujourd’hui menés à la jonction de la philosophie et des sciences. Certains participent d’un effort pour réaliser ce que certains appellent des «expérimentations» en éthique.
Les plus célèbres et les plus intrigants d’entre eux sont probablement ceux qui ont porté sur des scenarii où on demande aux gens de dire ce qu’ils feraient dans diverses situations impliquant ce qu’on appelle en anglais un trolley, en français un trolleybus ou un tramway, typiquement dans le but d’examiner leurs intuitions morales et leur éventuelle cohérence. Il s’est fait tant de recherches de ce genre qu’on les désigne désormais sous le nom de «trolleyologie».
En voici des exemples.
Scenario 1 : Vous et des personnes menacées par un tramway
Imaginez la situation suivante.
Un sans-abri se présente à l’hôpital et le médecin qui l’examine constate qu’il serait un donneur idéal pour cinq de ses autres patients, tous en attente d’une greffe imminente faute de laquelle chacun d’eux mourra.
Le médecin pourrait-il, en ce cas, prendre le cœur du sans-abri pour le donner à un de ses patients, son foie pour le greffer à un autre, ses reins pour un troisième … et ainsi de suite?
La plupart des gens pensent qu’agir de la sorte serait, moralement, une indéfendable abomination. Si on les presse de justifier leur position, ils diront qu’on ne peut tuer une personne, même si cela permet d’en sauver cinq autres.
Mais imaginons à présent une autre situation.
Vous vous trouvez près d’une voie ferrée et vous apercevez un tramway hors de contrôle lancé à toute vitesse se précipitant vers cinq personnes qui ne le voient pas — et que le tramway va donc immanquablement tuer.
Le tramway va cependant arriver sous peu à un endroit où, du poste d’aiguillage près duquel vous vous trouvez, il vous sera possible de le faire changer de voie. Le tramway épargnera alors les cinq personnes menacées. Malheureusement, il va en ce cas s’engager dans une voie où se trouve une autre personne, qui sera immanquablement tuée.
Bref : la situation est telle que si vous ne faites rien, il y aura cinq victimes, tandis que si vous actionnez une manette du poste d’aiguillage, elles seront sauvées — mais une autre personne mourra.
Divers sondages ont été réalisés et ils suggèrent que la grande majorité des gens (typiquement entre 80 et 90%), pensent qu’il est moralement défendable et justifiable de dévier le tramway vers la personne unique afin de sauver les cinq autres.
On le voit : nos intuitions éthiques semblent dans ces deux cas en tension l’une avec l’autre. Dans le premier cas, on juge inadmissible de tuer une personne pour en sauver cinq autres; dans le deuxième cas, on trouve cela admissible. Pourquoi? Comment rendre compte de ce qui semble bien une inconsistance de nos intuitions morales?
Une raison souvent évoquée est qu’un hôpital est un lieu où on va pour être soigné. Or, dans le scénario imaginé ce serait la personne attachée à cette fonction (un médecin) qui tuerait celle qui est venue pour recevoir des soins. Tuer ce patient, en un sens, ruine toute possibilité de faire ultérieurement confiance à l’institution et en sape les fondements même. L’idée d’une institution où on va pour être soigné est incompatible avec la suspicion que le médecin qu’on va voir pourrait vous découper pour soigner ses autres patients.
Nos intuitions sont ainsi rendues cohérentes par les différences qui existent entre les deux cas : ce sont toutes ces autres conséquences qu’a, par exemple sur l’institution, le fait de tuer le sans-abri qui expliquent que dans ce cas, contrairement à celui du tramway, il n’est pas moralement acceptable de tuer un innocent pour sauver cinq personnes.
Mais complexifions encore les choses.
Scenario 2 : Vous, une grosse personne et le tramway
Voici à présent le même scénario mettant en scène le même tramway, mais cette fois avec une variante.
Le tramway emballé arrive donc, fonçant vers les cinq personnes qu’il s’apprête à tuer. Vous observez toujours la scène, mais cette fois d’une passerelle. À côté de vous se tient une très grosse personne : or, son poids à elle — mais pas le vôtre — stopperait le tramway. Il vous suffirait donc de vous emparer de cette grosse personne et de la projeter en bas de la passerelle pour sauver les cinq personnes en danger de mort — ce qui, hélas, causera la mort de la grosse personne.
Ici, et toujours avec une très grande constance, la majorité des gens pensent qu’il est moralement inadmissible de tuer la grosse personne, fut-ce pour sauver les cinq autres.
Pourquoi cette différence avec le cas où on jugeait acceptable de dévier le tramway — ce qui tuait aussi une personne innocente?
Cette fois, il semble bien que l’explication invoquée tout à l’heure à propos du sans–abri ne puisse être retenue : projeter la grosse personne n’a pas le genre de conséquences institutionnelles qu’avait le meurtre intéressé d’un patient dans un hôpital par un médecin. Quelle(s) différence(s) entre les deux situations peut-on invoquer pour expliquer la divergence de nos intuitions?
La morale traditionnelle propose une réponse à cette question en nous invitant à distinguer soigneusement entre, d’une part, poser un geste qui aura pour conséquence prévisible quelque chose de mal mais qu’on ne souhaite pas voir arriver et, d’autre part, intentionnellement faire quelque chose de mal — et cela même si les conséquences seront les mêmes dans ce cas que dans le cas précédent. Dévier le tramway représente le premier cas de figure; lancer la grosse personne, le deuxième.
Mais d’autres explications ont été avancées. En ayant recours à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), des psychologues ont examiné ce qui se passe dans les cerveaux des personnes confrontées à ces problèmes. (Plus précisément, pour cette recherche précise, des codeurs indépendants ont classé divers scenarii en moraux ou non-moraux et en personnels ou impersonnels. Le scénario impliquant la déviation du tramway a été classé comme moral-impersonnel; celui impliquant la grosse personne a été classé comme moral-personnel.)
Dans le cas, moral-impersonnel, où il s’agit de dévier le tramway en activant un levier, des zones du cerveau associées à la réflexion, au raisonnement, au calcul de conséquences et à leur examen sont particulièrement actives; par contre, dans le cas moral-personnel, où il s’agit de projeter la grosse personne, des zones du cerveau associées aux émotions s’activent particulièrement.
La question, quoiqu’il en soit, est loin d’être close.

9. Karl Popper (1902- 1994) a-t-il résolu le problème de Hume?

Une branche de la philosophie, la philosophie des sciences, est consacrée, comme son nom l’indique, aux diverses sciences qui sont un inépuisable réservoir de problèmes philosophiques. L’un d’eux trouve sa source dans la pensée de Hume.
Considérez une scientifique qui formule l’hypothèse que tous les X sont aussi Y. Si cela était établi, on saurait que le prochain X que nous croiserons sera aussi un Y; et nous saurons que si nous désirons obtenir Y, il suffit de trouver X, ou de le faire advenir d’une manière ou d’une autre. Ces conséquences de l’établissement que tous les X sont aussi des Y sont importantes, puisqu’elles sont la condition à la fois du pouvoir explicatif (je sais que Y est survenu parce que X s’état produit) et prédictif (je peux assurer que Y surviendra puisque X s’est produit) de la science et de la technologie scientifique (si vous désirez Y, faites que X se produise). Mais comment avons nous établi le résultat crucial que «Tous les X sont aussi des Y»?

La réponse à cette question est évidente : nous avons observé de nombreux X et nous avons constaté ou bien que tous les X sont aussi des Y (la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est alors dite universelle) ou bien que, dans telle ou telle proportion, tous les X sont aussi des Y (et en ce cas la loi : «Tous les X sont aussi des Y» est probabiliste).

Hélas! Le raisonnement de Hume sur l’induction met à bas ce bel édifice. Pour commencer, le fait d’observer que d’innombrables X ont tous été des Y ne permet pas, en toute logique, de conclure que tous les X sont aussi des Y : il est toujours possible que l’on rencontrera demain un contre-exemple. Mais il y a pire. L’induction n’est crédible que si on suppose que la nature est uniforme, ce qui, bien entendu, ne saurait être établi que par nos observations du monde et comme celles sont nécessairement imitées, notre justification de l’induction repose est elle-même sur une induction : ce qui constitue un cercle vicieux.

On peut (et selon Hume, on doit) se contenter de cela, quitte à admettre que tout notre savoir est bien plus modeste et fragile qu’on ne le croit généralement et que la frontière entre science et non-science ou pseudo-science est moins nette qu’on ne le voudrait.

Karl Popper a pour sa part proposé une ingénieuse solution au problème soulevé par Hume. Popper suggère que la science ne procède pas par induction mais par déduction et qu’elle ne cherche pas à confirmer ses hypothèses ou théories mais à les falsifier. Expliquons ces deux idées.

Une raisonnement inductif fait passer du particulier (et, idéalement, de très nombreux cas particulier) au général : j’observe que tel cygne est blanc, que tel autre l’est et, après un grand nombre d’observations, je conclus, par induction, que tous les cygnes sont blancs — mes observations confirmant cette conclusion, la rendant plus assurée à mesure que mes observations sont plus nombreuses.

Pas du tout, pense Popper. Les scientifiques élaborent des hypothèses ou des théories dont ils déduisent des conséquences et ils cherchent, par observations, à les falsifier, c’est-à-dire à découvrir qu’elles sont fausses. Or si une multitude d’observations, disons, de cygnes blancs, ne peut logiquement confirmer que tous les cygnes sont blancs, l’observation d’un seul cygne noir, en Nouvelle Zélande où on en trouve, suffit à falsifier l’hypothèse que tous les cygnes ont blancs. Une bonne théorie scientifique permet de déduire des observations qui pourront, ou non, être falsifiés. Celles qui le seront sont rejetées et celles qui en le sont pas sont provisoirement admises.

La solution de Popper, si elle est acceptée, permet de résoudre le problème de Hume en montrant que la science ne procède pas par induction et par confirmation inductive. Masi elle a aussi d’autres intéressantes conséquences. Considérez par exemeple distinction entre science et pseudo-science. L’une et l’autre formulent des hypothèses audacieuses, faisant typiquement intervenir des entités observables. Mais celles de science, et elles seules, sont en principes falsifiables : on sait ce qui, si on l’observait, nous les ferait déclarer fausses. Les théories scientifiques (et les scientifiques eux-mêmes) prennent ainsi un risque devant le réel, celui d’être rejeté et là loge à la fois l’honnêteté du scientifique et la spécificité de la science. Les pseudo-sciences, au contraire, formulent des hypothèses et des théories que rien ne peut jamais falsifier et que tout confirme. Popper rangeait le marxisme et la psychanalyse au nombre de ces théories infalsifiables et les contrastait avec les théories véritablement scientifiques.



10. Vivriez-vous dans une machine à bonheur?


— Bienvenue à la Foire du bonheur, mesdames et messieurs! La compagnie Extase est fière de vous dévoiler aujourd’hui son tout nouveau Eudaimonix 3000, la machine qui vous rendra enfin heureux. Asseyez-vous dans ce cubicule: il vous suffit ensuite de fixer ces électrodes sur votre crâne : nous refermons la porte et c’est parti. Vous rêviez d’être un auteur de roman à succès? De composer de la musique avec Paul McCartney? D’être un chirurgien renommé? Grâce à l’Eudaimonix 3000, vous vivrez ces rêves et tous les autres que vous voulez. Attention : vous ne saurez même pas qu’il s’agit d’une illusion et vous rien de ce que vous ressentirez ne pourra être distingué de ce que ressent une personne qui vit vraiment toutes ces choses. À qui la chance? Approchez, approchez mesdames et messieurs. À vous la belle vie! À vous le bonheur! Et pour aussi longtemps que vous le déciderez : programmez une vie entière, ou un temps déterminé — après quoi vous pourrez être débranché et décider si vous voulez ou non reprendre votre rêve ou encore en changer.
C’est le philosophe Robert Nozick (1938-2002) qui a imaginé une telle machine — sans lui donner ce nom ou la présenter ainsi. Il voulait par là mettre en évidence quelque chose qui lui semble fondamental en matière de moralité. La cible de Nozick est l’hédonisme, qui identifie le bien au plaisir subjectivement ressenti, mais aussi l’utilitarisme — du moins dans les versions où il peut être assimilé à une forme ou l’autre d’hédonisme.
Nozick pense que bien peu de gens, voire personne, n’acceptera de se brancher sur une Eudaimonix 3000. Il avance trois arguments en faveur de cette conclusion.
Le premier est que nous ne voulons pas seulement ressentir des choses, mais les faire réellement : et c’est parce que nous les faisons réellement que nous en retirons du plaisir.
Le deuxième est que nous ne voulons pas seulement faire des choses mais aussi être un certain type de personne — et pas cette chose inerte dont sortent des fils électriques.
Le dernier argument de Nozick est qu’une telle machine nous restreindrait à un «réel» conçu par l’être humain , sans plus de profondeur ou d’importance que celles que l’être humain peut actuellement lui conférer et sans la possibilité d’explorer des dimensions éventuellement plus profondes de la réalité pour y découvrir des expériences inédites.
Certaines choses, conclut Nozick, importent dans notre vie par delà l'expérience, même agréable, qu’on peut en retirer.
Alors : vous branchez-vous sur l’Eudaimonix 3000?

mardi, mars 16, 2010

JEUX DE LEWIS CARROLL

[Pour le numéro d'été de la revue À Bâbord.Réponses dans la revue.]

Le film Alice au pays des merveilles va sans doute contribuer à faire connaître Lewis Carroll à une nouvelle génération. Mais bien des gens ignorent encore que Carroll s’appelait en fait Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898), qu’il était révérend et qu’il enseignait les mathématiques à Christ Church College, à Oxford.

Outre ses écrits pour enfants, Dodgson laisse d’ailleurs bien des articles et des ouvrages de mathématiques, discipline à laquelle il faut cependant dire qu’il n’aura pas contribué autant qu’à la littérature.

Mais on ne se refait pas et dans ses écrits mathématiques, Carroll a souvent mis de cette fantaisie qu’on trouve dans ses écrits pour enfants; inversement, dans ceux-ci, il lui arrive de mettre des mathématiques ludiques.

Le premier jeu mathématique qu’il vous propose provient justement d’un livre pour enfants : La chasse au Snark.

1. Compter jusqu’à 3

Dans ce livre, un Castor est convaincu qu’une chose qu’il dira trois fois sera pour cette seule raison automatiquement vraie. C’est bien joli, mais encore faut-il savoir compter jusqu’à 3! Et le malheureux castor n’y arrive pas. Fort heureusement, un Boucher va le lui apprendre, mais de curieuse manière. Il procède comme ceci:


Posons trois — un chiffre des plus commodes à poser
C’est l’objet sur lequel nous devons raisonner
Nous lui ajoutons sept. Puis dix. Le résultat
Nous le multiplions par mille moins huit. Voilà.

Comme on peut voir, nous divisons ensuite le tout
Par neuf cent quatre-vingt-douze, très exactement
Nous soustrayons ensuite dix-sept de ce tout
Et la réponse est bonne, très parfaitement


Comment le Boucher s’y prend-il pour à tout coup retrouver 3?

2. Les doublets

Carroll était si friand de jeux et d’énigmes qu’il en composa de nombreux, réunis dans deux ouvrages.

L’un de ces jeux, célèbre, est appelé les Doublets de Carroll.

On vous demande de partir d’un mot de X lettres et d’aboutir, en ne changeant à chaque fois qu’une seule lettre (ce changement générant un nouveau mot) à un autre mot donné au début du jeu.

Passons de la sorte de EAU à VIN — changeant ainsi l’eau en vin.

On aura :

EAU
VAU
VAN
VIN

Il n’y a ici que trois lettres et l’exercice était facile. Mais pourrez-vous changer un HOMME en SINGE? Ou mettre du ROUGE sur une LÈVRE?

Plusieurs réponses sont possibles, les meilleures étant évidemment les plus brèves. Je publierai la prochaine fois les meilleures que j’aurai reçues.

3. Carroll appelait l’énigme suivante une «énigme de dessert». Elle est célèbre et avec raison : elle est superbe.

Voici comment il la formulait:

«Prenez deux gobelets, l’un qui contient 50 cuillérées de cognac, l’autre 50 cuillérées d’eau pure. Prélevez dans le premier une cuillérée de cognac; transférez-la, sans la renverser, dans le second gobelet et remuez. Puis, prenez une cuillérée du mélange et reportez-le, sans le renverser, dans le premier gobelet.
Ma question est : si vous considérez l’ensemble de l’opération, a-t-il été transféré plus de cognac du premier gobelet au second, ou plus d’eau du second au premier?»

CONFÉRENCE D'AMARTYA SEN

Donnée à Londres le 15 mars (Demos Annual Lecture, 2010) sous le titre: Pouvoir et capabilité.

Sen est un économiste et philosophe politique majeur. C'est ici.

lundi, mars 15, 2010

PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION

J'y suis enfin arrivé, ou à peu près: je commence à travailler sur mon livre de philosophie de l'éducation. J'avais très hâte.

J'ai terminé en fin de semaine de traduire mon entretien avec Michael Walzer, qui ira dans un magazine et dans un prochain livre; le livre de Chomsky, Écrits sur l'université est en voie de complétion; Stéroïdes pour comprendre la philosophie doit être en train d'être imprimé; et mon anthologie de l'incroyance est en révision linguistique.

Je ne pourrai cependant pas travailler à ce livre de philosophie de l'éducation à plein temps : j'ai comme à chaque mois quelques articles promis à rendre; et je dois finaliser un dossier sur le cinéma de Falardeau pour une revue ainsi que la publication d'un collectif sur la laïcité. Mais tout de même, je suis très content de revenir à ce livre.

Ce matin, j'ai fait un premier jet de l'introduction. C'est un «work in progress», comme on dit. Commentaires bienvenus. Mes excuses s'il reste des coquilles. Je me demande surtout si c'est clair et alléchant, comme doit l'être une introduction.Le livre s,appellera sans doute: Introduction par les textes à la philosophie de l'éducation. Je vise autour de 400 pages.

****

INTRODUCTION


La philosophie de l’éducation est une discipline très vaste et qui a derrière elle une longue et riche histoire.

On peut, au moins en première approximation, la définir comme un effort rigoureux et systématique de clarification conceptuelle visant à définir ce qu’est l’éducation et à en préciser les finalités et les moyens. La philosophie de l’éducation s’efforce de donner à ces questions des réponses synthétiques et cohérentes et qui prennent en compte le fait que l’éducation est une pratique présentant d’incontournables dimensions normatives, aussi bien éthiques que politiques.

La philosophie de l’éducation ainsi conçue est bien entendu d’abord une entreprise théorique : mais ses praticiens espèrent qu’en contribuant à la clarification des problématiques qu’elle examine, elle jouera un rôle dans la prise de décisions plus éclairées en éducation.

Cette quadruple ambition qui anime la philosophie de l’éducation — de clarification conceptuelle, d’inscription normative de sa réflexion, ses visées synthétiques ainsi que sa volonté de contribuer à la pratique — explique à la fois l’intérêt de la philosophie de l’éducation, mais aussi sa difficulté propre, qui s’explique notamment par l’ampleur des ressources théoriques qu’elle mobilise.

Tentons de donner une idée.

On y fait d’abord appel aux théories de ces philosophes du passé qui ont donné à l’éducation une place prépondérante dans leur système — il s’agit ici de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de John Dewey et de Richard Stanley Peters.

On y étudie également les idées de certains philosophes qui, sans avoir été aussi influents que ces quatre-là ou avoir accordé à l’éducation une attention aussi soutenue, ont néanmoins apportée des contributions non négligeables à la réflexion philosophique sur l’éducation : c’est par exemple le cas d’Aristote, de St-Augustin, de John Locke, d’Emmanuel Kant et de nombreux autres.

On y réfère encore, de manière prépondérante, à tous ces penseurs qui, sans être à strictement parler des philosophes, ont néanmoins, pour toutes sortes de raisons mais typiquement parce qu’ils furent des éducateurs ou de pédagogues, réfléchi philosophiquement à l’éducation : c’est par exemple le cas, cette fois encore entre de très nombreux autres, de Quintilien, de Coménius, de Froebel ou de Pestalozzi.

La philosophie de l’éducation mobilise également l’ensemble des disciplines philosophiques dans la mesure où leurs concepts et problématiques permettent d’éclairer certains aspects de l’éducation et des enjeux que sa pratique soulève. C’est ainsi que c’est à l’épistémologie que le philosophe de l’éducation demandera de l’aider à clarifier des concepts comme celui de savoir, mis en œuvre dans l’établissement d’un curriculum ou dans l’acte d’enseigner; c’est encore ainsi que c’est vers la philosophie politique que le philosophe de l’éducation se tournera pour méditer sur l’autorité d’éduquer et sur les responsabilités que confère cette autorité. La philosophie de l’éducation mobilise de la sorte toute la philosophie, depuis la métaphysique jusqu’à la philosophie de l’esprit en passant par l’épistémologie, l’éthique, l'anthropologie philosophique, la philosophie des sciences et la philosophie politique. C’est en ce sens que John Dewey a pu écrire que «l’éducation est le laboratoire dans lequel les distinctions philosophiques sont concrétisées et mises à l’épreuve ».

Finalement, la philosophie de l’éducation ne peut ignorer ces théories scientifiques, provenant typiquement des sciences humaines et sociales, et qui, que ce soit en raison de leur présuppositions ou de leurs résultats, présentent un intérêt philosophique en ce qu’ils contribuent à la tâche que se fixe la philosophie de l’éducation.

Cet ouvrage propose une introduction par les textes à ce vaste domaine. Il s’agit d’une introduction en deux sens de ce mot.

Pour commencer, je ne présupposerai aucune connaissance préalable de mes lecteurs et m’efforcerai de faire en sorte que la compréhension de ce que je présente ne demande rien d’autre qu’une attention à ce qui est contenu dans ces pages.

Mais cet ouvrage est également une introduction en ce sens qu’il n’ambitionne pas de couvrir l’ensemble de la philosophie de l’éducation et qu’il se limite à une présentation de quelques-unes de ses thématiques, ciblées pour leur importance.

Cette introduction à la philosophie de l’éducation est enfin une introduction par les textes au domaine. C’est que j’ai la profonde conviction que la philosophie s’apprend d’abord et avant tout par la lecture de textes de philosophes. C’est pourquoi j’ai tenu à organiser ce livre autour de textes classiques, que je présente thématiquement et dont je prépare, par des explications et des commentaires, la lecture.

Je me suis efforcé d’organiser de manière claire et didactique les diverses théories que nous aborderons dans ces pages, en les déployant selon les problématiques qu’elles cherchent à éclairer ou résoudre. C’est là, je pense une des originalités que peut revendiquer cet ouvrage. Une autre est de faire une place à la variété des ressources intellectuelles que mobilise la philosophie de l’éducation. À ce propos, je suis particulièrement heureux d’inclure dans ces pages de nombreuses références à cette riche tradition de philosophie analytique de l’éducation, souvent trop peu connue dans le monde francophone. On lira donc ici, et pour la première fois en français, certains textes classiques de cette tradition que j’ai traduits au bénéfice du lectorat francophone.

Décidons que le moment est venu d’indiquer à grands traits le contenu de cet ouvrage et la manière dont il est ventilé.

Il comprend trois parties.

La première présente comme autant de paradigmes fondateurs ces grandes définitions de l’éducation autour desquelles se sont cristallisés tant de débats en Occident.

Notre parcours commence avec les sophistes de l’Antiquité, se poursuit avec Platon, qui met de l’avant l’influent modèle libéral d’éducation. À travers les oeuvres de Rousseau de Kant, de Dewey, de Peters, nous en venons finalement à cette conception postmoderniste de l’éducation qui a exercé un si grande influence au cours de trois ou quatre dernière décennies.

La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur les questions inter reliées du curriculum et de l’apprentissage. Ce dernier est rapporté aux grands courants de l’épistémologie classique, depuis le rationalisme jusqu’au pragmatisme, en passant par l’empirisme et le constructivisme. Une attention particulière est accordée aux conceptions postmodernistes de l’apprentissage, notamment à travers ce constructivisme dit radical, aux approches s’articulant autour du concept de compétences ainsi qu’au renouvellement de ces questions dans le cadre des sciences cognitives contemporaines.

Les problématiques liées au curriculum sont examinées à partir de la théorie des «formes de savoir» de Paul Hirst, qui propose une conception libérale type du curriculum, laquelle, comme nous le verrons, n’a cessé d’être attaquée et défendue.
Finalement, deux controverses relatives au curriculum font ici l’objet d’un traitement plus approfondi, par lequel j’espère montrer la nature de la contribution de la philosophie de l’éducation à des questions de lourde incidence pratique : ce sont la possibilité d’une éducation morale et la question de l’éventuel enseignement du créationnisme.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage traite de problématiques qui apparaissent dans la relation qu’entretiennent l’État, la société et l’éducation.

Nous étudions pour commencer la question l’autorité d’éduquer et examinons les mérites de divers candidats putatifs à l’exercice de cette autorité.

Nous étudions ensuite les problématiques que soulèvent les responsabilités d’éduquer et notamment les questions de la justice et de l’équité dans la distribution de l'éducation.

Finalement, nous abordons les rapports entre le politique et l’éducation et tout particulièrement le rôle qu’il convient d’accorder à l’éducation dans la formation du citoyen.

dimanche, mars 14, 2010

QUAND J'AI RENCONTRÉ JEAN FERRAT ...

... c'était pour une entrevue qui est parue dans Le Devoir. C'était en novembre 1995, à Paris.

La voici.

Merci pour les chansons, M. Ferrat et aussi pour votre générosité cette journée-là.

***


Ce jour-là, les étudiants des lycées et des universités de France étaient en grève. Des milliers d'entre eux défilaient dans les rues de Paris, pour réclamer d'un gouvernement qui se paie des essais nucléaires des conditions adéquates pour pouvoir étudier.

Ils avaient l'appui de Jean Ferrat, qui avait quitté son petit village de l'Ardèche et qui se trouvait alors à Paris. Ferrat les appuyait comme il a toujours appuyé les vivants quand ils se soulèvent et qu'ils ne se contentent pas des miettes que les puissants leur abandonnent, trop souvent dédaigneusement. «Les jeunes se font avoir d'une manière fantastique», remarquait-il.

C'est si rare, pourtant, la révolte. Ferrat le sait bien, lui qui s'est battu sur tous les fronts. «Il y a un poème d'Aragon qui dit tout cela clairement. Il s'appelle J'entends, j'entends et je l'ai mis en musique il y a plus de trente ans: il est malheureusement encore d'une grande actualité. Et il ne se passe guère de semaine sans que ce que je vois ou ce que je lis ne me le rappelle.»

Ferrat récite alors de sa belle voix grave ces mots que, grâce à lui, je connais moi aussi par coeur: «J'en ai tant vu qui s'en allèrent, Ils ne demandaient que du feu, Ils avaient si peu de colère, Ils se contentaient de si peu.» Un temps, pendant lequel un ange passe. Puis Ferrat reprend: «Ce "si peu" reste tellement vrai. Les gens, partout, toujours, qui se font tellement avoir, tellement posséder. Et qui ont si peu de colère.»

Ferrat le chansonnier laisse volontiers la place au militant et accepte de revenir sur son parcours du combattant. «Je n'ai jamais été membre du Parti Communiste Français, rappelle-t-il, mais j'ai été un compagnon de route. J'étais très souvent proche des positions du PCF, surtout en ce qui concerne la défense des plus défavorisés. Et puis, surtout, après la Deuxième Guerre mondiale, j'étais comme lui farouchement opposé aux guerres coloniales que menait la France, à ces stériles et terribles expéditions.»

À l'origine de son engagement, comme bien des gens de sa génération, il y a d'abord la guerre: l'occupation, les lois anti-juifs, le régime de Vichy, le nazisme, les persécutions, tout cela constitue la toile de fond de son engagement sur laquelle, peu à peu, vont s'inscrire de douloureuses désillusions, notamment avec la révélation du stalinisme. Ferrat tient à rappeler tout cela clairement. «Staline, l'Union Soviétique en général, c'étaient les sauveurs de la démocratie. Bien sûr, les alliés avaient aussi joué un grand rôle; mais l'URSS avait payé le plus lourd tribut: 20 millions de morts pour arrêter Hitler. Staline était donc perçu à travers ça et même des évidences ne pouvaient alors être objectivement reconnues. D'autant que, dès l'origine, la révolution bolchevique de 1917 avait eu contre elle tout le monde capitaliste, qui la dénonçait. Dans ce contexte d'un affrontement entre deux types contradictoires de sociétés, toute critique de l'URSS passait pour de la propagande anti-soviétique.»

Comme tant d'autres, la prise de conscience de douloureuses réalités concernant le régime soviétique se fait chez Ferrat progressivement. Avec, entre autres, les événements de Prague et l'épisode des blouses blanches, qui jouent un rôle de révélateurs. Et puis surtout, pour lui, les spectaculaires révélations d'Arthur London. Ferrat raconte: «Cette description des services soviétiques, toute cette histoire abominable où on forçait London à avouer qu'il était un traître: tout cela éclairait merveilleusement, hélas, les procès staliniens dans les démocraties populaires. On ne pouvait plus méconnaître les procès de 1936 en URSS.»

Ferrat avoue n'être jamais aller chanter en URSS. «Il y avait eu, paraît-il, des rapports défavorables à mon sujet. On me disait: "Vous, il faut comprendre les paroles". Par la suite, je me suis rendu compte que c'était ça: ils avaient peur que les gens ne comprennent les paroles.»

Son cheminement aboutit, à la fin des années 70, à une chanson intitulée Le Bilan et qui lui vaut des inimitiés. Il persiste et signe. «Je m'opposais alors au concept de "bilan globalement positif" que, lors d'un congrès, le PCF avait mis de l'avant pour juger du régime soviétique. Je pensais qu'on ne pouvait pas raisonner ainsi, de manière comptable.»

Depuis lors, Ferrat est resté un homme engagé qui ne ménage pas ses critiques et pour qui tout se passe comme si l'espèce humaine ne se donnait d'autre alternative que la jungle et le zoo. «On voit ce que ça donne, la jungle, dans le pays de l'ex-union soviétique: mafias, ethnies, clans, le pouvoir aux mains de gangsters, le retour à l'âge de pierre. Ce qu'il y avait avant n'était pas terrible, mais ce qui vient maintenant est-ce beaucoup mieux? Je me le demande. Et on voit à présent, paradoxalement, d'ex-communistes plus ou moins adeptes du libéralisme revenir au pouvoir.»

En France même, Ferrat trouve des sujets de grande inquiétude avec la montée de l'extrême droite française, incarnée par le Front National de Jean-Marie Le Pen. Il se déclare même plutôt pessimiste quant aux chances de le contrer. «La montée de tout ce qui est haïssable en l'homme, qui conduit aux dictatures sanguinaires, ça arrive dans des pays aux prises avec la misère sociale et économique. Quand les gens n'ont plus de travail, il se trouve toujours des démagogues pour exploiter leur misère, en leur donnant l'illusion qu'ils peuvent faire quelque chose. Je suis atterré par ce qui se passe en France et qui est le résultat des contradictions qui s'aggravent et des écarts qui se creusent même au sein des sociétés les plus riches.» Or justement, nous vivons dans un monde où la jungle lui paraît étendre à présent son empire, où partout on assiste à une subordination de la vie au profit, à la loi du marché sans frein qui pressure les gens et les sociétés jusqu'à l'explosion.

La démagogie, ce pervertissement du langage dans la vie politique, préoccupe aussi au plus haut point le poète attaché aux mots et à leur juste signification. Il en décèle des manifestations jusque dans la vie politique française récente. «Il y a des phénomènes tout à fait extraordinaires, constate-t-il. Prenez Mitterrand: il a été élu sur un programme de gauche qu'il a changé au bout de deux ans. Chirac, qui est au pouvoir actuellement, participait au gouvernement depuis 25 ans. C'est un cheval de retour de la politique. Mais il a réussi à convaincre les gens qu'il était un homme neuf. Il a tenu un discours que les Athéniens de l'Antiquité auraient déjà qualifié de démagogique et ça a pris! Lui, c'est au bout de seulement six mois qu'il a montré que ses actions contredisaient ses discours.»

Ferrat avoue bien connaître la situation du Québec, où il vient depuis trente ans. «L'évolution de ce pays m'a toujours intéressé. Il m'a semblé qu'il y avait quelque chose comme une ouverture sur un avenir possible et différent. C'est un sentiment qu'on ne connaît presque plus dans nos vieilles sociétés européennes - je ne l'ai connu ici qu'en 68. Alors j'ai toujours pensé que, là-bas, il y avait des forces vives qui agissaient. C'est un pays vivant, on sent cette chaleur, ce goût de manger un peu d'avenir.»

Il a suivi le récent référendum, mais avoue aussi qu'il lui est difficile de se prononcer à ce sujet. Il ajoute quand même qu'il pense que ce serait bien «si ce pays ouvrait ses grandes ailes» tout en précisant qu'il ne trouve pas très claire la situation actuelle, avec sa possibilité d'un autre référendum.

UN MÉTIER DIFFICILE

Jean Tenenbaum, dit Jean Ferrat, est né à Vaucresson en 1930. Dans les années cinquante, il entreprend une carrière d'auteur-compositeur-interprète où se mêlent chansons poétiques et chansons engagées (Nuit et brouillard, Potemkine ) qui lui valent une renommée internationale.

Comme d'autres noms illustres de la chanson d'expression française, Ferrat place très haut les exigences poétiques et musicales de son art, dont le secret mélange produit les chansons de qualité. Cela dit, le fait de parler d'un art mineur à propos de la chanson ne le dérange pas. «Mineur si on veut, rétorque-t-il, ça m'est égal. Là comme dans tout il y a des choses médiocres. Comme dans la littérature, le cinéma, la peinture.»

Ferrat a quitté la scène depuis une vingtaine d'années, mais il enregistre encore régulièrement des disques. Son dernier, qui a connu beaucoup de succès, est consacré à Aragon, poète dont il avait déjà mis plusieurs textes en musique. «Je lisais Aragon dès après la guerre, raconte Ferrat. Je l'ai connu par un recueil qui s'appelle Les Yeux d'Elsa . J'avais une guitare, j'ai fait une musique sur un poème. Aragon a réagi: ça lui avait plu. J'avais alors fait sa connaissance. Après j'ai été très impressionné par ses autres textes.» Et comment réagissait Aragon à ces mises en musique de ses poèmes? Ferrat raconte: «Il me laissait faire. Quand je faisais une musique, je l'enregistrais et j'allais lui faire écouter. Il n'a jamais dit quoi que ce soit contre. Même s'il n'aimait pas que certaines mélodies ajoutent des pieds à ses vers. C'est si peu dire que je t'ai-ai-me , par exemple, cela ne lui plaisait pas trop. Mais il laissait faire.»

Ferrat pense que, pour les plus jeunes, son métier est devenu plus difficile qu'à ses débuts, que les exigences commerciales prennent là aussi la part du lion. «Je connais tellement de gens qui font des choses bien et qui n'arrivent pas à se faire entendre», explique-t-il.

Si les artistes ont une responsabilité sociale et politique, s'ils doivent dire ce qu'ils pensent et fustiger ce qui doit l'être, Ferrat ajoute aussi que cette action a une efficacité limitée. «Je ne crois pas que les mots des artistes soient suffisants pour changer la société. Malheureusement, ou peut-être heureusement.»

Pendant une douzaine d'années, son engagement à lui a aussi pris la forme d'une participation à la vie politique du petit village qu'il habite, où il a été successivement conseiller municipal puis adjoint au maire - un maire de gauche, précise-t-il. Il reconnaît volontiers que cette expérience lui a beaucoup apporté. «On se rend mieux compte des problèmes des gens en participant à la vie politique et civique.»

samedi, mars 13, 2010

OBAMA, UN AN PLUS TARD

[À paraître ou paru dans le Monde Libertaire]

Il y a un peu plus d’un an, le 20 janvier 2009, Barack Obama prêtait serment et devenait le 44e président des Etats-Unis.

L’Obamamanie était alors à son comble et malheur à qui ne partageait pas l’enthousiasme général des «progressistes».

Ce mois-là, j’avais écrit ceci, que plusieurs d’entre eux me reprochèrent vertement aussitôt: «Pour éviter de trop amères désillusions, je recommande de plonger un instant la tête dans les eaux glacées d’une minimale lucidité. Sans nier l’importance de cette base militante qui a travaillé très fort pour lui, il faut d’abord se rappeler qu’Obama occupe des fonctions que personne ne peut occuper sans avoir gagné à ce jeu de relations publiques largement coordonné et mis en scène par les institutions dominantes et obtenu leur assentiment. Par ailleurs, son gain, minimal (près de la moitié des votards (46%) ont choisi le tandem McCain-Palin), il le doit en partie au fait d’avoir su se présenter comme une sorte de tableau vierge sur lequel chacun a été invité à écrire ce qu’il voulait. À ces mots pouvant recouvrir à peu près tout ce qu’on voudra (par exemple : «espoir», «changement», «on le peut»), chacun a entendu ce qu’il voulait bien entendre. Des interprétations bien divergentes ont d’ailleurs déjà été données de ce que ces mots signifient en matière de relations internationales, d’économie, de justice sociale, de droits humains et de politiques environnementales, qui sont parmi les plus importants chantiers qui attendent Obama. Le moment des gestes est arrivé. C’est celui sur lequel on juge un politicien.»

Une popularité en déclin


On peut connaître ce que les Américains ont jugé au vu de ces sondages qui sont faits à chaque jour sur la popularité d’Obama depuis janvier 2009. Ils en montrent la chute vertigineuse et étonnamment rapide. 70% approuvaient ses décisions en février 2009 : ce nombre a à présent chuté à moins de 50%. Le nombre d’insatisfaits de la présidence d’Obama a pendant ce temps fait lui aussi un bond spectaculaire, passant de 10 à près de 50% des Américains.

Les raisons de cette insatisfaction tiennent en partie à ce dont Obama a hérité, en particulier une crise économique majeure et deux guerres impérialistes — mais il faut rappeler qu’il avait lui-même appuyé avec enthousiasme celle en Afghanistan.
Mais elle tient aussi aux décisions prises par Obama et son administration dans ces grands dossiers où il avait suscité un certain espoir.

Ses échecs ici sont ceux d’une administration faite sinon toujours mêmes personnes, du moins des mêmes types de personnes que celles qui composaient l’administration Bush : des amis des institutions dominantes de la société américaine, en particulier du monde de la finance et des affaires. La chose n’était pas difficile à prévoir et ses effets, eux aussi aisément prévisibles, se sont bel et bien produits.


Politique étrangère : du pareil au même ou peu s’en faut


En politique internationale, il a, comme le prédisait Condoleezza Rice, bien placée pour le savoir, continué les politiques poursuivies sous l’administration Bush II.
Les deux guerres se poursuivent. La prison de Guantanamo n’est toujours pas fermée. Le génocide arménien n’est toujours pas reconnu. Le réchauffement planétaire n’a pas pu être pris au sérieux comme il devait l’être. La politique menée à l’endroit d’Israël reste la même — et la manière dont a été enterré aux Nations Unies le rapport Goldstone sur les crimes de guerre à Gaza en 2008 et 2009 le rappelle éloquemment.

Le principe dominant qui guide un très grand nombre de ces politiques reste encore et toujours de maintenir le contrôle sur le pétrole, cette «prodigieuse source de puissance stratégique» et «une des plus immenses richesse matérielle de toute l’histoire de l’humanité», comme le disaient déjà les planificateurs de la politique étrangère américaine au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale.

Mais on ne peut pas reprocher à Obama de ne pas tenir certaines promesses : il s’était par exemple engagé à accroître les dépenses pour de la haute technologie militaire aéronautique, et il a tenu parole! En fait, les dépenses déjà pharaoniques du budget militaire sont à la hausse, pendant que le taux de chômage, selon les moyens de le calculer, oscille entre 10 et possiblement 20 % et que d’innombrables personnes ont perdu et perdent encore leur maison. Ce qui nous amène au deuxième sujet du bulletin d’Obama.

Politique intérieure : ou peu s’en faut du pareil au même

Excluons la réforme des soins de santé dont nous reparlerons : deux catégories de promesses faites par Obama avaient retenu l’attention. La première, celles visant à assainir quelque peu les délirantes politiques fiscales et en particulier d’éliminer certaines échappatoires dont bénéficient les entreprises et les très haut salariés et de créer un organisme de surveillance des paradis fiscaux. La deuxième était d’exercer un certain contrôle sur les lobbyistes et les ex-élus exerçant des pressions sur les élus : même s’ils n’étaient le plus souvent que cosmétiques, ces changements se font encore attendre.

Le chantier majeur d’Obama en politique intérieure était et reste celui de la santé. Le nombre d’Américains sans couverture médicale s’élève à près de 50 millions, ce qui donne le vertige et les soins de santé coûtent des fortunes. Elles sont responsables d’océans de souffrances dont a du mal à se rendre pleinement compte quand on habite des pays où existent des soins de santé universels. Il faut d’ailleurs prendre bonne note du fait que les mêmes intérêts qui empêchent que ces soins universels existent aux États-Unis travaillent fort à démanteler ceux qui existent dans les autres pays. Au Canada, le fait est patent et le système public de soins de santé est déjà sérieusement érodé.

Le pourtant très centriste magazine Atlantic Monthly a récemment décrit ce qui se déroule à Washington comme une «coup d’État silencieux» par lequel l’ «élite de gens d’affaire […] use de toute son influence pour empêcher qu’on fasse des réformes qui sont pourtant nécessaires». L’Empire en est donc à peu près au même point, le sauveur annoncé s’en est tenu cette fois encore au programme des corporations et des milieux d’affaire et le complexe militaro-industriel est plus solide que jamais. Les élites ont tout fait pour cela, et elles travaillent remarquablement bien.

Propagandistes déchainés

Ils ont aussi pour parvenir à leurs fins ces médias de masse qu’ils possèdent et contrôlent dans leur quasi totalité et qui sont déchaînés depuis un an, notamment contre toute velléité de modifier, même modestement, le régime fiscal ou le statu quo en santé. Les fameux Tea Parties, démagogues, populistes et anti-fiscalistes, en sont la partie la plus visible : c’est là où les pauvres affirment avec ferveur qu’ils ont l’intention de continuer à voter pour les riches, que les exclus se félicitent de leur exclusion et où tous affirment avec enthousiasme qu’ils ne vont pas arrêter de sitôt de forger les chaînes dans lesquelles il se réjouissent par avance d’être enferrés.

Je suggère qu’on ne peut avoir une réelle et juste perspective sur tout cela qu’en se frottant un peu à un des plus efficaces organes de cette propagande : les émissions d’information diffusées sur la chaine de télévision Fox. Allez sur You Tube et mettez dans le moteur de recherche, par exemple, Terry O’Reilly ou encore Glenn Beck. Dépaysement garanti. Obama est couramment décrit comme un socialiste, et même assimilé à Hitler ou à Staline. Vous aurez la certitude d’être sur une autre planète. Elle s’appelle les Etats-Unis et c’est pourtant la même planète où se trouve le MIT ou l’université Princeton et mille autres lieux où fleurissent des intelligences parmi les plus remarquables sur Terre. C’est aussi celle sur laquelle, cette année, on a remis cette année le Nobel de la Paix à Obama, le souillant de sang une fois de plus.

Il y a un an, je pensais qu’Obama ne pourrait accomplir certaines des choses qu’attendaient de lui les personnes qui ont voté pour lui que si ces dernières et les groupes auxquels elles appartiennent parvenaient à exercer une pression assez forte pour contrecarrer celle de son entourage et des intérêts corporatistes qu’il représente. Convenons-en : ce ne fut pas le cas. J’avoue que j’aurais bien aimé avoir eu tort.

Normand Baillargeon
(Baillargeon.normand@uqam.ca)

mercredi, mars 10, 2010

PETIT JEU: 5 TEXTES POUR, 5 TEXTES CONTRE

Michel Delord me demande, si j'ai bien compris, 5 textes défendant ou du moins présentant sous un jour favorable la réforme de l'éducation au Québec et cinq autres textes la critiquant. Ces dix textes devraient aider des non-québécois à se faire une idée de ce qui s'est joué et se joue encore ici en éducation.

Des avis?

ARGENT ET UNIVERSITÉS

Lucien Bouchard, qui vient, à la tête d'un groupe, de réclamer un dégel des frais de scolarité à l'université au Québec, appartient aussi à un bureau d'avocats (la firme Davies, Ward, Phillips & Vineberg) qui a facturé à ce jour $ 2, 7 millions à l'université du Québec à Montréal pour la représenter, en vue de solutionner le marasme dans lequel elle se trouve face à Busac dans le dossier du projet immobilier de l'Îlot Voyageur(les résulats de cette médiation s font encore attendre). (ici et ici)

Par ailleurs, le Centre pour l'étude et la simulation du climat à l'échelle régionale de l'UQAM est au bord de la fermeture, pour cause de sous-financement.

L'argent ne va pas où il devrait; il va où il ne devrait pas. On ferait un assez gros livre sur l'université avec des anecdotes illustrant ce principe.

lundi, mars 08, 2010

RÉFORME: DONNER LA PAROLE AUX ENSEIGNANT(E)S

Je suis à me demander si ce ne serait pas une bonne idée, et qui pourrait intéresser un éditeur, que de solliciter des témoignages et analyses d'enseignant(e)s quant à la manière dont ils et elles ont vécu cette réforme.

De mon côté, je ne l'ai jamais caché: j'ai abordé tout cela du point de vue philosophique, qui est le mien. Mais je regrette (c'est peut-être un peu fort...) de ne pas avoir pu voir ça de l'autre bout, par exemple en recevant des formations, en écoutant des exposés d'experts du MELS, en négociant avec une direction ou des conseillers pédagogiques.

Il se publie de très bons textes d'enseignant(e)s sur des blogues et il y aurait sûrement moyen de rassembler assez de bons textes pour faire un livre percutant.

Cette idée m'est venue en lisant le commentaire de la personne qui signe Madame (une enseignante) dans l'entrée précédente de ce blogue et dont je me disais que j'aurais bien aimé l'entendre plus longuement.

Elle me vient aussi , je ne le cache pas, d'une certaine frustration tenant à la difficulté qu'il y a eu , pendant toute ces années, à faire entendre une voix critique ou un argumentaire contre la réforme, et le coût personnel et professionnel à le faire. Je ne dois pas être le seul à avoir connu cela. En ce moment, je ne donne plus les grands groupes de fondements de l'éducation que je donnais avec bonheur (et au plaisir des étudiants, je pense):ils ont été abolis. Ces cours connaissaient pourtant pas mal de succès et ils étaient un moment où les étudiants lisaient et comprenaient des auteurs classiques et en grands nombre : Platon, Rousseau, Dewey, Coménius, Pesrallozi, Arendt, Peters et bien d'autres.

Bon, assez de chialage: y aurait-il des joueurs pour un livre de ce genre?

PAR-DELÀ L'ÉCOLE-MACHINE

J'ai participé à cet ouvrage, que j'ai reçu ce matin même: Par-delà l'école-machine.
Critiques humanistes et modernes de la réforme pédagogique au Québec.

Il s'agit d,un collectif coordonné par Marc Chevrier, qui y signe aussi un excellent texte.

Description de l'éditeur:

Un grand débat sur l'éducation fait rage au Québec depuis l'annonce en 1997 d’une réforme pédagogique d'une ampleur insoupçonnée. Bien loin de s'épuiser, ce débat a révélé le fossé grandissant qui sépare les tenants d'une vision de l'apprentissage fondée sur l'activité de l'apprenant-élève et les défenseurs d’un enseignement axé sur les savoirs et la pédagogie explicite de maîtres versés dans leur discipline. Or, c'est justement en vue de montrer au public les impasses où conduit cette réforme et la fragilité de ses fondements que des intellectuels ont fondé en janvier 2006 le Collectif pour une éducation de qualité (CEQ).

Plusieurs d'entre eux, avec d'autres auteurs partageant les visées du CEQ, ont ainsi décidé de faire ce livre pour donner une voix à la perspective humaniste et moderne en éducation, souvent ignorée ou méprisée dans les milieux pédagogiques férus d'inventions parfois abracadabrantes. Journaliste, universitaires, libre penseur ou chercheuse indépendante, les auteurs montrent ce qu'est en train de devenir l'école québécoise?: une école dévorée par une administration censée la servir, aveuglée par une idéologie progressiste politisant à outrance l'école et conquise, au bout du compte, par une utopie technicienne n'assignant à l'Homme aucune finalité propre, sinon celle de s'adapter aux normes du milieu et de la société productive.


UNE BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE EN 100 TITRES

(Cette liste a été préparée pour Stéroïdes pour la philosophie; mais elle ne sera finalement pas incluse dans le livre, déjà pas mal gros. Je me suis dit qu'elle pourra être utile à certaines et certains. Cela reste un choix discutable bien entendu et réflète moins mes choix personnels que ceux qu'exige un survol de la tradition.)

***


En général, je ne donne ici que les titres des ouvrages, qui sont facilement accessibles et en de nombreuses éditions. Les ouvrages couvrent la philosophie occidentale, qui a fait l’objet de ce livre : mais j’ai aussi inclus quelques œuvres majeures des traditions orientale, juive et musulmane. Je donne enfin un titre permettant de connaître la contribution des femmes à la philosophie.

Présocratiques et sophistes : Une anthologie de leurs écrits
Lao Tzeu : La Voie et sa vertu : Tao-tê-king
Confucius : Entretiens
Platon: Apologie de Socrate; Protagoras; Ménon; La République
Aristote : Les Politiques; Éthique à Nicomaque; Métaphysique
Épicure : Lettres
Épictète : Manuel
Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même
Lucrèce : De natura rerum
Sextus Empiricus : Hypotyposes pyrrhoniennes
Plotin : Ennéades
St-Augustin : La cité de Dieu; Les confessions
Boèce : Consolation de la philosophie
St-Anselme : Proslogion
Maimonide : Le guide des égarés
Averroès : L’islam et la raison
St-Thomas d’Aquin : Somme théologique
Érasme : Éloge de la folie
Michel de Montaigne : Les Essais
Nicolas Machiavel : Le Prince
Thomas More : Utopie
Francis Bacon : Novum Organum
Thomas Hobbes : Léviathan
René Descartes : Méditations métaphysiques
Blaise Pascal : Pensées
John Locke : Essai sur l'entendement humain; Traité du gouvernement civil
George Berkeley : Traité sur les principes de la connaissance humaine
Montesquieu, L’esprit des lois
Gottfried Wilhelm Leibniz : Nouveaux essais sur l’entendement humain
Baruch Spinoza : Éthique
Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme
David Hume : Enquête sur l'entendement humain; Dialogues sur la religion naturelle
Adam Smith : La richesse des nations
Jean-Jacques Rousseau : Du contrat social; Émile.
Emmanuel Kant : Critique de la raison pure; Fondements de la métaphysique des mœurs; Critique de la faculté de juger
Johann Gottlieb Fichte, Idée de la Doctrine de la science

Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Principes de la philosophie du droit; Esthétique
Arthur Schopenhauer : Le monde comme volonté et comme représentation
Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique
Sören Kierkegaard : Le concept d’angoisse
Voltaire : Lettres philosophiques
Denis Diderot : Le rêve de D’Alembert
Condorcet : Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain
Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme
Marx : Manifeste du parti communiste; L’idéologie allemande
Friedrich Nietzsche : La naissance de la tragédie; Par-delà le Bien et le mal
Max Stirner : L’unique et sa propriété
Auguste Comte : Cours de philosophie positive
John Stuart Mill : L’utilitarisme; De la liberté
Pierre Kropotkine : L’entraide
Edmund Husserl : Idées directrices pour une phénoménologie
Sigmund Freud : Cinq leçons sur la psychanalyse
Alain : Propos
Simone Weil : La pesanteur et la grâce
Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion
Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme
William James : Le pragmatisme
John Dewey : Démocratie et éducation
Bertrand Russell : Introduction à la philosophie mathématique; Principes de reconstruction sociale.
Gaston Bachelard : Le nouvel esprit scientifique
Ludwig Wittgenstein : Tractatus Logico-Philosophicus; Investigations Philosophiques.
José Ortega y Gasset : La révolte des masses
Martin Heidegger : L’être et le temps
Hans-Georg Gadamer : Vérité et méthode
Karl Popper : La logique de la découverte scientifique; La société ouverte et ses ennemis.
Jean-Paul Sartre : L’être et le néant; L’existentialisme est un humanisme
Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe
Rudolf Carnap : Les fondements philosophiques de la physique
Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme
Theodor Adorno : Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée
Gilbert Ryle : La notion d’esprit
Karl Raimund Popper, La logique de la découverte scientifique
Thomas Kuhn : La Structure des révolutions scientifiques
W. van Orman Quine : Philosophie de la logique
John Rawls; Théorie de la justice
Michel Foucault : Surveiller et punir
Jurgen Habermas : L'espace public
Jean-François Lyotard : La condition postmoderne
Noam Chomsky : La linguistique cartésienne
Peter Singer : La libération animale
John Searle, La redécouverte de l'esprit
Gilles Ménage, et al., Histoire des femmes philosophes, Arléa, 2006.