samedi, février 13, 2010

L’ÉCHEC DE COPENHAGUE ET LA QUESTION DU RÉFORMISME (2/2)

Article pour Le Monde Libertaire.

[Résumé : Je rappelais, dans le précédent texte, le fait que Robin Hahnel, économiste, militant, co-créateur avec Michael Albert de l’économie participaliste et abolitionniste notoire des marchés, appuie néanmoins l’idée d’une bourse du carbone. Son argumentaire est cette fois examiné et rapporté à la question stratégique du réformisme]

Hahnel pense, avec beaucoup d’autres, qu’il est de la plus haute importance de rapidement ramener et de maintenir la concentration de CO 2 dans l’atmosphère au niveau qui est aujourd’hui estimé sécuritaire par le large consensus des scientifiques. Ce niveau est, semble-t-il, de 350 ppm (350 parties par million) et une vaste campagne internationale, justement appelée 350, est en cours autour de cet objectif [1]. Concédons cet objectif. (On notera qu’il demande à la communauté scientifique — et non aux politiques ou aux acteurs économiques, qui parlent typiquement de la même voix — de fixer les niveaux sécuritaires devant être atteints pour éviter le pire.)

C’est à sa lumière que ce que dit ensuite Hahnel doit se comprendre.

Des moyens possibles

La question qui se pose aussitôt est évidemment de savoir comment il convient de s’y prendre pour atteindre l’objectif visé. Diverses propositions ont été avancées. Parmi les plus influentes et crédibles, Hahnel en note trois — et cette fois encore, concédons ce point pour fins de discussion [2].

Ce sont:

1. La réglementation
2. Les taxes sur le carbone
3. Une bourse du carbone, avec plafonnement et échange [3]

Le premier scenario oblige tous les acteurs à réduire leurs émissions d’un pourcentage donné, jusqu’à l’atteinte de l’objectif visé. Hahnel le rejette notamment parce qu’il ne minimise pas, pour la société dans son ensemble, le coût des réductions atteintes et cela en raison du fait qu’il ne prend pas en compte les différences entre les coûts des mêmes réductions pour différents acteurs. Il ajoute que l’approche par réglementation n’offre de surcroît aucune motivation à chercher à dépasser l’objectif visé.

Les taxes sur le carbone font payer les pollueurs pour leur pollution et permettent de prendre en compte et de leur imposer ce que coûtent à la société leurs émissions. Reste alors un problème technique, mais qu’on pourrait résoudre : celui de déterminer le niveau de taxe approprié. On sait toutefois qu’il devra être élevé. Mais voilà : ce système n’a pas été retenu, malgré les efforts déployés par les activistes; et le niveau vraisemblable de taxation nécessaire pour atteindre les objectifs visés est si élevé que l’implantation d’un tel système, si elle était tentée, est vouée à l’échec. Ce système est celui que Hahnel privilégie : mais il est actuellement impraticable.
Reste donc la bourse du carbone, avec plafonnement et échange. Selon ce système, si vous émettez X tonnes de dioxyde de carbone, et qu’un permis vous autorise à en émettre 1 tonne, vous devrez posséder X permis. Si vous en émettez plus, vous êtes dans l’illégalité; si vous en émettez moins, vous pouvez revendre vos permis sur le marché, où chacun peut s’en procurer. Le nombre total de permis émis permet d’atteindre l’objectif visé.


La proposition de Robin Hahnel


Hahnel prône ce système, mais bonifié et visant notamment, on l’a vu, le 350 ppm évoqué plus haut. Convenu et appliqué sous les auspices des Nations-Unies, il serait international, contraignant, fixerait des taux nationaux nets d’émissions. De plus, il mettrait en application le principe adopté à Kyoto d’une distribution différentielle des responsabilités et des exigences, en favorisant les pays moins développés. Il serait surtout, croit Hahnel, efficace, voire le seul qui permette le succès d’une action devenue indispensable.

Les accords convenus à Copenhague ne vont évidemment pas du tout en ce sens : les pays décident seuls des réductions d’émissions qu’ils viseront et rien ne les contraint à les atteindre. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques a même prédit que les ententes convenues à Copenhague hausseront les niveaux de CO2 et les porteront à 550 ppm.

La conclusion à laquelle arrive Hahnel dépend de la prémisse que ce que j’appellerai le ‘plan 350’ fixe l’objectif à atteindre; mais aussi de la prémisse que l’ONU, comme l’Accord de Kyoto, sont des institutions réformables, notamment parce qu’elles offrent de réelles possibilités d’une action efficace démocratiquement décidée et conduite. (A contrario, le FMI, l’OMC ou la Banque Mondiale ne sont absolument pas démocratiques et sont irréformables.) Elle dépend enfin de la prémisse stratégique que dans les circonstances actuelles, militer contre cette solution, c’est contribuer d’autant à limiter les chances de réduire le réchauffement planétaire.

C’est là que l’attendent ses critiques.

Le contre-argumentaire

L’influent groupe Climate Justice Action (CJA) considère en effet de son côté, et avec lui bien des organisations de gauche, que la marchandisation des émissions de carbone est le prélude à une catastrophe, pour les mêmes raisons que la marchandisation de l’eau, des idées, des gènes, du travail et ainsi de suite a été et reste une catastrophe. Elle s’y oppose donc par principe et refuse toute action qui inclurait ce genre de moyen, qui lui semble détourner l’attention et les énergies des vrais enjeux et des véritables solutions.

CJA préconise de laisser où ils se trouvent les combustibles fossiles, de réaffirmer que ce sont les communautés et les peuples qui doivent contrôler la production, de rendre locale la production des aliments, de réduire massivement la consommation, particulièrement au Nord, de respecter les droits des populations indigènes et de payer des réparations aux peuples du Sud pour dette climatique et écologique.
Hahnel et ses défenseurs, car il commence à en avoir, n’ignorent rien de cette critique de la marchandisation. Mais ils jugent que les propositions de CAJ sont des vœux pieux et qu’elles sont souvent irréalistes, vides et ne constituent pas un programme sérieux pour lutter contre le réchauffement planétaire. Pire encore: les poursuivre, c’est perdre autant d’énergies qui seraient infiniment mieux utilisées à expliquer et à implanter via l’ONU le ‘plan 350 amélioré’.

Hahnel pense donc qu’il convient de se pincer le nez et d’appuyer cette bourse du carbone bonifiée contre laquelle tant d’ autres, à gauche, luttent.

Une question de stratégie militante

La stratégie des programmes dits maximum et minimum, développée au sein de l’Internationale, et qui préconise d’avancer simultanément des revendications maximales et des revendications minimales, des revendications allant dans le sens d’un idéal visé, en même temps que des revendications visant à satisfaire des besoins immédiats, donnerait raison aux deuxièmes. Hahnel soutient que l’idée chère à André Gorz, de ‘réforme non réformiste’ devant miraculeusement mettre fin au système capitaliste tout en améliorant la vie des gens, ne permet pas plus de choisir la bonne stratégie devant le réchauffement planétaire : c’est qu’il n’existe pas de réforme qui soit par essence non-réformiste ou plutôt qu’on ne peut en décider à l’avance.
En bout de piste, l’argumentaire de Hahnel est le suivant. Le capitalisme est la source de tous nos maux, y compris le réchauffement planétaire, et il convient de le redire et de l’expliquer. Les marchés sont une calamité et une économie participaliste est infiniment préférable. Mais le consensus scientifique fixe un objectif vital qu’il est impératif d’atteindre et le meilleur moyen de le faire, même s’il est répugnant, doit être mis en œuvre. Faire autrement, au nom d’idéaux vagues, est travailler contre cet objectif — et ceux qui le font sont peut-être, risque-t-il, motivés par une recherche de pureté idéologique.

Où je ne conclus pas…

C’est le rôle de qui rédige des textes d’opinion que de donner son opinion. C’est aussi son devoir de reconnaître qu’il n’arrive pas à se la forger quand il demeure indécis.

C’est mon cas dans ce dossier. Je soupçonne ne pas être le seul. Il nous faudra pourtant nous faire une idée. Et vite. Le prochain grand rendez-vous sur le climat est la rencontre de la Conférence plénière des Nations unies sur le réchauffement climatique, qui aura lieu à Mexico du 29 novembre au 10 décembre 2010. Les forces progressistes ne peuvent se payer le luxe d’être désunies et de ne pas y parler de la même voix, en visant les mêmes objectifs, idéalement par les mêmes moyens crédibles. Ce qu’avance Hahnel doit d’ici là être sérieusement médité.

Pour y aider, la discussion entre Hahnel et ses détracteurs qui se poursuit donne lieu à de passionnants échanges, que j’encourage tout le monde à suivre [4].

***
[1] Son site Internet francophone est à : [http://www.350.org/fr/].
[2] Un exposé très clair en est donné dans le texte suivant, que je suivrai ici et qu’on lira pour approfondir des idées que je ne peux qu’effleurer ici: HAHNEL, Robin, «A Climate Change Policy Primer». [http://www.zmag.org/zspace/commentaries/4105]. Il y a derrière tout cela des débats et des enjeux scientifiques et économique dans lesquels je n’entre pas ici pour aller rapidement à la question stratégique que tout cela pose.
[3] Une autre approche alternative (mais ce qualificatif est contesté) et appelée «cap and fade» est avancée par James Hansen. Ce n’est pas le lieu de la décrire ici, mais son créateur l’expose sommairement à : [http://www.commondreams.org/view/2009/12/07-4]. Il faut rappeler que Hansen est un climatologue renommé et qu’il a été un des tout premiers à défendre l’idée d’un réchauffement planétaire d’origine humaine. Son ouvrage : Storms of My Grandchildren: The Truth About the Coming Climate Catastrophe and Our Last Chance to Save Humanity, est à paraître.
[4] On peut le suivre ici : [http://ruby.zcommunications.org/znet/zdebatehahnelbond.htm]

3 commentaires:

Moukmouk a dit…

Dans l'état actuel du rapport de force, il faut appuyer les efforts du "cap and trade", parce que ce sont les seules lois qui ont une chance de passer dans le court terme.
Bien sûr la seule vraie solution et de renverser le capitalisme, mais vu notre état de désorganisation, nous n'aurons pas le temps de prendre le pouvoir avant que la petite planète soit invivable pour les humains.

Il faut appuyer le principe du "cap and trade" pour nous donner le temps de bâtir un monde meilleur.

Nicolas a dit…

Je suis moi-même plutôt indécis sur ces questions. L'objectif et la réforme proposée sont pour le moins ambitieux. Or, historiquement, nous n'avons réussi à obtenir des réformes de cette ampleur que lorsqu'un mouvement révolutionnaire devenait menaçant [au moins potentiellement comme lors de la grande crise]. Je pense, comme pour toute les grandes réformes de fond absolument nécessaire, que le rapport de force qu'il faudra déployer est si important qu'on pourrait aussi bien viser la révolution pour le même prix [puisque l'on parle de marché]. D'autre part, l'argumentaire proposé me semble douteux. C'est en effet avec ce type d'argumentaire qu'on en vient à justifier les pires saloperies [les guerres justes, notamment]. M'enfin...

Jonathan Livingston a dit…

Je ne vois pas ce qu'il y aura de différent à faire une bourse du carbone à plafond de réglementer les émission. Les deux solutions supposent des contrôles qui bousculent les souverainetés nationales.

Enfin, si le droit de polluer se cote en bourse et prend de la valeur, il n'y aura que les gros pour polluer, les moins «poliçables»... Enfin, comme il est difficile de faire toute activité sans polluer un minimum, qui va finir par avoir le droit de produire si ce n'est le gros capable de payer son droit de polluer?

Franchement, je ne vois pas comment cela aide les pays en développement... Mais je dois manquer de compréhension de cette belle récupération verte de la finance en qui personne n'a plus confiance et qui rend apathique et presque moribond tout commerce international légal en ce moment. L'économie se noircit, je ne vois pas comment la bourse du carbone va changer la faillite de la mondialisation, sans ordre mondial assez solide pour la réglementer avec justice.

A mon sens, tout cela ne va pas loin et est loin de régler grand chose.