lundi, octobre 12, 2009

ÉPISTÉMOLOGIE 2: KANT ET AU-DELÀ

[Un autre chapitre de mon Introduction à la philosophie en cours de rédaction.Vos suggestions pour l'améliorer sont les bienvenues. Kant n'est pas facile à exposer...]


Emmanuel Kant (1724-1804) a été formé dans le cadre de la tradition rationaliste et donc avec une grande confiance en les capacités de la connaissance humaine, une confiance encore accrue par la vaste connaissance qu’il avait des sciences de son temps (de la récente la physique newtonienne, tout particulièrement), auxquelles il contribuera d’ailleurs. Le jeune Kant pensait en outre que nous pouvions, à l’aide de la seule raison, répondre à certaines grandes et ultimes questions concernant Dieu, le monde envisagée dans sa totalité et dans son ultime réalité, l’âme ou la liberté humaines, et qui constituent le domaine de ce que la philosophie classique appelait la métaphysique spéculative.

Or, constate Kant, si les sciences et les mathématiques sont parvenues à établir des vérités qui font consensus et qui expliquent leur succès, la métaphysique, elle, offre le désolant spectacle d’un champ de bataille où se sont développés des conflits stériles. De plus, la lecture de Hume et les conclusions sceptiques qu’il y découvre relativement à la connaissance scientifique sont, on le devine, extrêmement troublantes pour Kant. «Je l’avoue, écrira-t-il, ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique, et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une toute autre direction».

Kant mettra de nombreuses années à répondre aux défis posés par l’inaboutissement de la métaphysique et par l’œuvre de Hume et le résultat de ses efforts ne paraîtra qu’en 1781, sous le tire de : Critique de la raison pure. C’est un des plus influents ouvrages d’épistémologie et même de philosophie de tous les temps, mais aussi l’un des plus difficiles, des plus complexes et des plus touffus qui soient. Dans les pages qui suivent, notre ambition, modeste, sera de faire saisir non le détail mais bien la nature de la réponse donnée par Kant à Hume, afin de montrer ce que signifie ce criticisme (ou idéalisme transcendental) dont il est le créateur.
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Une dose d’espace et de temps
Une vie consacrée à l’étude


Emmanuel Kant est né à Königsberg (la ville, aujourd’hui nommée Kaliningrad, a été presque entièrement détruite durant la Deuxième Guerre Mondiale) le 22 avril 1724. On trouverait difficilement un vie moins mouvementée que la sienne : Kant passera l’essentiel de son existence dans sa ville natale, menant une vie faite d’étude, de promenades à heure fixe (on raconte que les habitants de Königsberg pouvaient régler leurs montres sur son passage!) et de repas pris seuls ou avec des amis. Il entre comme professeur à l’université en 1755 et les quinze année suivantes, fait paraître plusieurs ouvrages et opuscules sur une grande variété de sujets. On les considère aujourd'hui comme ses écrits mineurs et appartenant à la période dite pré-critique.
À compter de 1770, Kant se consacre à la rédaction de son opus magnum, la Critique de la Raison pure. Sa parution, en 1781, marque le début de la période du criticisme (qui est un des noms du système de Kant). Les ouvrages majeurs se succèdent et paraissent en particulier deux autres critiques : la Critique de la raison pratique (1788), consacrée à la morale et la Critique de la Faculté de juger (1790), consacrée notamment à l’esthétique.
Sur la pierre tombale de Kant figurent ces mots : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »

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La manière la plus simple de comprendre ce qu’accomplit Kant dans la Critique de la Raison Pure est de partir de la fourche de Hume et de sa division qu’il pense exhaustive des propositions en propositions exprimant des relations entre des idées et propositions qui rapportent des états de fait. Kant explicite ce que cette distinction signifie et propose, on l’a vu, un nouveau vocabulaire pour désigner les deux types de propositions: il appelle les premières propositions analytiques et les deuxièmes synthétiques.

Les propositions analytiques, explique-t-il, sont celles dans lesquelles le prédicat appartient d’emblée, même si c’est de manière cachée ou implicite, au sujet : une telle proposition ne fait en somme rien d’autre que déployer ou expliciter ce que le sujet contient, de sorte que les nier entraîne une contradiction. Les propositions synthétiques sont celles dans lesquelles le prédicat n’est pas contenu dans le sujet et leur négation n’implique aucune contradiction.

Mais Kant suggère ensuite une deuxième paire de distinction, cette fois entre des connaissances qu’il nomme, les unes, a priori, les autres, a posteriori. Les premières, dit-il, sont connues avant et indépendamment de toute expérience, elles sont universelles et nécessaires; tandis que les deuxièmes sont connues par l’expérience et elles sont particulières et contingentes.

On peut comprendre le projet de Kant à partir de là en disant qu’il convient avec Hume que toutes les propositions analytiques sont a priori et que toutes les propositions a posteriori sont synthétiques. Cependant, Kant refuse d’accorder que toutes les propositions synthétiques sont a posteriori et que toutes les propositions a priori sont analytiques. En d’autres termes, Kant veut montrer qu’il existe des propositions et des connaissances synthétiques a priori : synthétiques, elles nous diraient quelque chose de vrai à propos du monde; mais elles seraient aussi a priori, et donc connues indépendamment de l’expérience. Il entend montrer que les sciences empiriques et les mathématiques comprennent de tels jugements synthétique a priori — d’où leur succès — et comment ils y sont mis en oeuvre. En prime, pense Kant, une telle analyse pourra nous dire si une métaphysique spéculative est possible et, dans l’affirmative, comment.

Toute la problématique épistémologique de Kant peut donc être ramenée (comme il l’a suggéré lui-même) à une simple question : «Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?». Pour y répondre, il entreprend un examen critique de la faculté de connaître qui débouchera sur ce qu’on peut donner comme un compromis entre le rationalisme et l’empirisme.

Au total, comme on va le voir, Kant concède en effet à l’empiriste que des données de l’expérience sont nécessaires pour qu’on puisse connaître : mais il ajoute que l’empiriste a tort de penser que cela suffit puisque cette expérience ne peut pas ne pas être, en quelque sorte, organisée, mise en forme, selon des principes que notre esprit lui impose : en cela, le rationaliste pointait dans la bonne direction, mais il se trompait en négligeant le caractère indispensable de l’apport de l’expérience.

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TABLEAU MANQUANT


Ce tableau aidera à visualiser ce que propose Kant. On notera qu’une telle position le distingue doublement de ses prédécesseurs en soutenant d’une part que les mathématiques sont bien a priori mais qu’elles ne sont pas analytiques, d’autre part que si les sciences empiriques comme la physique comprennent bien des jugements synthétiques, certains sont a priori.

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En d’autres termes : à l’énigme qu’il pose de comprendre comment on peut connaître des vérités à propos du monde avant et indépendamment de toute expérience, Kant répond — mais nous devrons expliquer ce que cela signifie — que nous ne connaissons a priori du monde que ce que nous y mettons nous-mêmes. Il écrit : «Si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même: addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.» («Préface», Critique de la raison pure, 2e édition, 1787)

Cette manière d’envisager le problème épistémologique à partir du sujet qui connaît et plus précisément de son pouvoir de connaître opère ce que Kant va appeler une «révolution copernicienne» en épistémologie. Qu’est-ce que cela veut dire?

En montrant que, contrairement à ce qu’on pensait (souvent) jusqu’à lui, c’est le Soleil qui est au centre de notre système solaire et que la Terre tourne autour lui, Nicolas Copernic a opéré un radical changement de perspective en astronomie, une véritable révolution. Kant se considère comme opérant quelque chose de semblable épistémologie. « On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts […] n'ont abouti à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux [...] en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient donnés.»

Kant va distinguer trois aspects à notre pouvoir de connaître : la sensibilité; l’entendement; la raison.

Par la sensibilité — il pourra être éclairant de parler ici de réceptivité — des objets sont par nous reçus, intuitionnés, donnés dans l’expérience. Kant distingue soigneusement la matière, c’est-à-dire le contenu, et la forme de cette intuition sensible.

C’est ici que se place une idée capitale de Kant, qui reconnaît deux formes a priori de la sensibilité : l’espace, ou forme du sens externe et le temps, forme du sens interne. Arrêtons-nous à ces idées cruciale.

Elles signifient que nous ne pouvons pas ne pas percevoir le monde autrement qu’ordonné par et selon ces catégories d’espace et de temps que nous lui imposons. Nous ne percevons en effet jamais l’espace ou le temps en soi, mais toujours et nécessairement (puisque c’est nous qui les y mettons) des objets situés dans l’espace et dans le temps. Nous connaissons dons bien des vérités du monde a priori : ce sont celles que nous y avons mises. Dans le cas des deux formes a priori de la sensibilité, Kant pense avoir trouvé l’explication de l’applicabilité et de l’universalité et de la géométrie et de l’arithmétique (puis, des mathématiques). L’espace, que décrit avant toute expérience la géométrie d’Euclide et à laquelle se conforme le monde est celui de notre sens externe; les nombres, qui sont la traduction de notre intuition de la succession temporelle sont liés à notre sens interne. Bref : les jugements
synthétiques a priori de la géométrie et des mathématiques peuvent ainsi être compris.


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Une dose pour être vraiment intelligent
À quoi renvoie le fameux exemple : 7+5= 12

Pour Kant, les propositions de l’arithmétique (puis, par suite, toutes celles des mathématiques) sont synthétiques a priori. En cela, il s’oppose à la position empiriste, qui les donne pour analytiques. Si c’est le cas, 7+5 = 12 (c’est l’exemple à partir duquel Kant raisonne dans sa Critique) ne signifie rien d’autre qu’une réécriture d’une évidence. Par exemple : 5 = 1+ 1+ 1+ 1+1; 7 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1; et 12 = 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1.

Mais la signification de 12, pense Kant, est quelque chose de plus que 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1+ 1+ 1+ 1+1 + 1 +1 ou que 7 + 5. Selon lui, si c’était le cas, 12 signifierait aussi 6 + 6, 8 + 4, 9 + 3 et une infinité d’autres choses qu’il n’est pas nécessaire de connaître pour comprendre 12. Il est ainsi manifeste que je sais ce que 12 signifie sans nécessairement savoir ou même avoir à l’esprit que: (√36 √4) (√16/√4) / 2.

Ce point est un des plus controversés de toute l’épistémologie kantienne.

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Par entendement, cette fois, Kant réfère à notre pouvoir de juger : pour qu’il y ait connaissance, en effet, les données reçus par la sensibilité doivent encore être ordonnées, mises en forme, ce qui se produit quand l’entendement, qui connaît par concepts, les organise.

Ce qui suit est un des passages les plus ardus et, lui aussi, les plus controversés de la Critique de la raison pure. Kant entreprend en effet ce qu’il appelle une déduction transcendentale des catégories, destinée à préciser se que sont ces ‘formes’ (ces catégories) présentes dans l’entendement de chacun de nous et qui sont nécessairement appliquées aux données de la sensibilité, qu’elles conceptualisent.

Kant reprend d’abord pour cela la table des types de jugements élaborée par les logiciens à la suite d’Aristote. La voici :
Table des jugements (reprise d’Aristote et des logiciens antérieurs)
Quantité Qualité Relation Modalité
Universels Affirmatifs Catégoriques Problématiques
Particuliers Négatifs Hypothétiques Assertoriques
Singuliers Indéfinis Disjonctifs Apodictiques

Partant de cette table, il établit sa propre table des catégories :


Table kantienne des catégories de l'entendement
Quantité Qualité Relation Modalité
Unité Réalité Substance/ accident Possibilité / impossibilité
Pluralité Négation Cause / effet Existence/Non-existence
Totalité Limitation Réciprocité Nécessité - contingence

Kant peut maintenant expliquer comment sont déployés des jugements synhétiques a priori dans notre connaissance du monde et, partant, comment la science empirique est possible : ils le sont à travers l’application de ces catégories qui structurent ce que nous recevons par l’intuition sensible.

Kant, en somme, concède à Hume qu’on n’observe pas la causalité — qui est, on l’aura remarqué, une des catégories qu’il recense. Mais la causalité n’est non plus ni une illusion ni le simple résultat d’une habitude : c’est nous qui l’y mettons, nécessairement, parce qu’elle est un élément constitutif de notre appareil mental.
De même, nous n’observons pas non plus l’espace ou le temps : nous observons plutôt nécessairement les objets de notre expérience comme étant situés dans l’espace et le temps. En fait, la simple observation de la priorité et de la contiguité que Hume disait observer dans son analyse de la causalité présuppose déjà une organisation spatio-temporelle, comme elle présuppose aussi la notion de substance, et ainsi de suite à propos, pense Kant, de chacune de ses catégories. C’est ainsi que dans tous nos jugements où nous mesurons des quantités, nous ne pourrons que constater de la singularité, de l’universalité ou de la pluralité; que dans tous ceux où nous jugeons de modalité, une chose ne pourra pas ne pas être : possible ou impossible, nécessaire ou contingente, existant ou n’existant pas; et ainsi de suite pour toutes les catégories.

Il s’ensuit de tout cela (au moins) deux conséquences capitales.

La première est que pour qu’il y ait connaissance, les contributions des données de la sensibilité et du travail de l’entendement sont tous deux et conjointement indispensables. Kant résume ce résultat en une formule célèbre: «Des intuitions sans concept sont aveugles, des concepts sans intuition sont vides». Elle nous rappelle la nécessaire collaboration des catégories et de la sensibilité, de l’intuition et de l’entendement, pour que le monde nous soit connu. En d’autres mots : des objets donnés dans l’expérience (intuition) qui ne seraient pas ordonnés par des concepts seraient sans ordre ni raison; à l’inverse, des catégories (concepts) qui ne s’appliqueraient à rien de sensible n’auraient pas de contenu et donc pas de valeur cognitive.

La deuxième conséquence est que sitôt que l'on cherche à connaître sans ces intuitions sensibles auxquelles sont appliquées des concepts, on va au-delà de ce qui est possible et légitime. Selon Kant, c'est précisément ce que fait la raison quand on s’occupe de métaphysique. Par raison, Kant désigne en effet cette dimension de notre faculté de connaître ayant une extension plus large que l’entendement, qui, lui, se borne à subsumer les données de la sensibilité sous de concepts : la raison, elle, fait la synthèse des éléments sensibles et recherche la condition inconditionnée des phénomènes et leur unité au-delà de toute expérience possible. C’est là pour nous une pente inévitable : ayant identifié ce que nous tenons pour la cause d'un phénomène, par exemple, nous recherchons la cause de cette cause. Cette tentation d’unification et de recherche de l’inconditionné est si forte qu’il nous est impossible d’éviter de ne pas y succomber : mais elle reste une illusion lorsque la raison forge des idées n’ayant aucune base dans l’expérience. Parmi elles, se trouvent les trois idées centrales de la métaphysique dogmatique auxquelles rien dans l’intuition ne correspond: Dieu, le monde dans sa totalité, l’âme.

Kant a recours à une image particulièrement éclairante pour faire comprendre cette illusion de la métaphysique : «La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide.» L’air est évidemment ici l'expérience qui délimite la cadre possible de l’usage des catégories et donc celui de la connaissance possible : vouloir s’en affranchir, vouloir dépasser les phénomènes pour atteindre l’absolu, c’est, pour l’oiseau se condamner à ne plus pouvoir voler et pour nous, à ne pas pouvoir connaître.

Pour l’établir, Kant entreprend de montrer comment la raison, outrepassant les bornes de la connaissance possible, s’enferre immanquablement des contradictions dont elle ne peut s’extirper. Il appelle ces contradictions des antinomies. Kant recense et déploie quatre de ces antinomies qui illustrent selon lui comment la raison, croyant prendre son envol en se passant de la résistance de l’air, peut prouver une chose et son contraire, et aussi bien (c’est l’une de ces antinomies) parvenir à la conclusion que le monde a un commencement dans le temps (thèse) qu’à l’antithèse selon laquelle il est éternel.

Mais, on l’a dit, la tentation métaphysique nous est selon Kant irrésistible. À tout le moins pense-t-il, par son œuvre critique, avoir délimité ce qu’on peut attendre de cette métaphysique que nous persistons à pratiquer — et cela n’est pas un savoir. En une formule célèbre, il résumera son propos en disant qu’il a dû «abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la croyance».

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Une dose pour être vraiment intelligent
N’y a t-il pas moyen d’éclaircir un peu tout cela par un exemple?

Oui. En fait, deux métaphores éclairantes sont souvent utilisées pour faire saisir ce que Kant affirme : celle des lentilles de contact et celle des photographies mélangées.
Imaginez que l’on vous ait greffé à la naissance des lentilles de contact roses : tout ce que vous observeriez serait en ce cas teinté de rose. C’est un peu ce que Kant suggère : l’espace, le temps, les catégories sont de telles lentilles à travers les quelles le réel est perçu par nous.
La deuxième métaphore, que j’adapte ici, a été imaginée Robert Kane et vous demande de supposer que vous êtes un enquêteur qui arrive sur le lieu d’un incendie présumé être criminel. Les caméras de surveillance, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du bâtiment, fonctionnaient mal et n’ont réussi qu’à prendre des clichés à intervalles irréguliers. Comble de malchance, ces clichés ont été mélangés et vous sont remis dans un complet désordre. Mais vous vous mettez à l’œuvre pour reconstruire la séquence des événements. Vous placez d’abord une photographie où on voit de loin un homme en noir et masqué portant un bidon approcher du bâtiment; puis une autre où il est plus proche, une autre encore où il force la porte; etc. Voici l’homme à l’intérieur du bâtiment : vous placez le cliché où il verse le contenu du bidon avant celui où il craque une allumette et ces deux-là avant celui où il s’enfuit.
Ce que Kant veut dire, c’est qu’en ventilant de la sorte les photographies, vous appliquez précisément ces cadres conceptuels que sont l’espace, le temps, et les catégories (quantité, modalité, substance, causalité et ainsi de suite). Cette métaphore veut suggérer que votre organisation des clichés est en somme comme votre expérience : celle-ci n’est jamais une simple série de perceptions non ordonnées ou non structurées, mais est au contraire organisée par des principes constitutifs de votre pouvoir de connaître qui sont nécessairement mis en jeu.

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Un peu de recul


L’héritage légué par Kant est immense. On le retrouve en particulier aujourd’hui en psychologie cognitive et dans tous ces efforts pour montrer que nous ne sommes pas de simples récepteurs passifs d’informations transmises par nos sens mais bien, en un sens, des constructeurs du monde.

Mais la pensée de Kant est un idéalisme (dit transcendental) qui implique que nous ne pouvons jamais connaître que les phénomènes — ne pouvant pas même dire du monde nouménal qu’il est la cause des phénomènes, puisque ce faisant nous outrepasserions l’usage légitime de la catégorie de causalité. C’est là un prix extrêmement lourd à payer, trop lourd aux yeux de beaucoup.

De plus, certaines des analyses kantiennes ont été contredites par la science ultérieure. C’est ainsi que nous connaissons aujourd’hui d’autres géométries que celle d’Euclide présumée par Kant être unique et synthétique a priori; et qu’Einstein a contraint la physique à renoncer à ce temps newtonien que Kant pensait, cette fois encore, synthétique a priori.


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Une dose de vocabulaire
Le lexique kantien


Critique : Examen des pouvoirs de la raison et de notre faculté de connaître permettant de discerner ce qu’elle peut et ne peut pas accomplir; du grec krino, trier, passer au crible
Pure : Connaissances a priori auxquelles «rien n’est mêlé rien d’empirique»; indépendant de l’expérience.
Noumène/Phénomène : Ce que nous connaissons du monde, selon Kant, ne peut l’être qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité et les catégories de l’entendement : ce sont, dira-t-il, des phénomènes; par contre, ce que le monde est indépendamment de cette connaissance ainsi obtenue nous reste à jamais inconnu : ce sont les noumènes.
Transcendental : Qui se propose de déterminer les conditions de possibilité de quelque chose. En épistémologie, la connaissance étant possible, son analyse transcendentale doit nous dire ce qui doit exister qui explique que la connaissance soit possible; la déduction transcendentale des catégories doit déterminer celle qui sont nécessaires pour que nos ayons l’expérience que nous avons.

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Au-delà des épistémologies fondationnalistes

Avec Kant se referme l’épisode de l’épistémologie classique, à laquelle le présent ouvrage borne ses ambitions. Les options qui y ont été dessinées restent vivantes et ouvertes, mais d’autres ont été depuis explorées. Tentons d’y voir plus clair en distinguant certaines d’entre elles.
Les épistémologiques classiques ont en commun de penser qu’il est possible de fonder la connaissance sur quelque chose d’assuré et qui, lui-même, ne demande pas de justification (le cogito et la raison, l’expérience, l’universalité des catégories imposées à l’expérience). On les dit pour cela fondationnalistes.

Il ne manque pas aujourd’hui de penseurs pour suggérer que nous devrions sortir de cette perspective fondationnaliste et aborder tout autrement que par cette métaphore d’un fondement définitif sur lequel construire la question de la connaissance. Après tout, il est d’autres moyens que de placer des fondations pour élever un mur : on peut par exemple fabriquer des formes et y couler du ciment. C’est en quelque sorte ce que proposent certaines des épistémologies non fondationnalistes contemporaines.


Pragmatisme et épistémologie naturalisée


Le pragmatisme a à cet égard fait figure de précurseur. Né aux Etats-Unis, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il demeure aujourd’hui encore très influent.
Le pragmatisme est d’abord né d’un singulier génie américain, le scientifique, mathématicien et philosophe Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui le proposait essentiellement comme une doctrine en philosophie du langage permettant de définir ce que signifient nos concepts.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Comment le pragmatisme de Peirce résout-il le problème de la signification?


Il le résout en disant que ce que signifie un concept est défini par ses conséquences dans l’action. Peirce écrit :

«Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. Quelques exemples pour faire comprendre cette règle. Commençons par le plus simple possible, et demandons-nous ce que nous entendons en disant qu’une chose est dure. Évidemment nous voulons dire qu’un grand nombre d’autres substances ne la rayeront pas. La conception de cette propriété comme de toute autre, est la somme de ses effets conçus par nous. Il n’y a pour nous absolument aucune différence entre une chose dure et une chose molle tant que nous n’avons pas fait l’épreuve de leurs effets.»

PEIRCE, C.S.,«How to make our Ideas Clear», 1878.

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Le médecin, psychologue et philosophe William James (1842-1910) s’en est ensuite emparé et l’a déployé sur une grand nombre de questions philosophiques, souvent avec brillance, mais au grand découragement de Peirce, qui rebaptisera avec humour sa théorie le «pramaticisme», un nom tellement laid, dira-t-il, qu’il découragera tout kidnappeur potentiel!

Il est vrai, en tous cas, que certaines des formulations employées par James dans son épistémologie, et tout particulièrement dans sa conception de la vérité, semblent tout à fait inacceptables. James écrit ainsi que «ce qui est vrai, c’est ce qui est avantageux de n’importe quelle manière», faisant ainsi de l’efficacité pratique et non plus de la correspondance au réel, le critère du vrai. Ce ne serait dès lors que par les applications techniques qu’elle permet qu’une théorie scientifique est ou plutôt se révèle vraie. Si cette conception peut à première vue être séduisante, on reconnaîtra rapidement qu’il est des vérités qui dérangent et des faussetés qui consolent, des circonstances qui rendent efficaces ou avantageuses des idées fausses — et inversement, et que le réconfort que procure une religion ne prouve pas sa véracité.

C’est pourquoi si on cherche une version plus crédible de l’épistémologie pragmatiste, c’est du côté du philosophe, pédagogue et réformateur social John Dewey (1859-1952) qu’on la trouvera. Dewey insiste pour affirmer que nous ne sommes pas de simples spectateurs d’un monde dont nous serions coupés, mais des organismes inséparables de leur environnement et qui y agissent, De son point de vue, théorie et pratique, sujet et objet, corps et esprit, sont autant de vains dualismes hérités de la philosophie traditionnelle qui ont conduit d’une part à des impasses comme celle, en épistémologie, du scepticisme à propos du monde extérieur, d’autre part à une conception «spectatoriale» de la connaissance : tout cela doit être dépassé. Le naturalisme empiriste ou instrumentalisme qu’il propose, et qui commence par abandonner l’idée d’un sujet observateur du monde et coupé de lui, le conduit à envisager nos idées, depuis les plus humbles d’entre elles jusqu’aux plus élaborées de nos théories scientifiques, comme autant d’instruments permettant de résoudre des problèmes, des instruments qu’on abandonnera dès que de meilleurs sont disponibles.

Fortement marquée par l’oeuvre de Darwin, celle de Dewey annonce aussi cette naturalisation de l’épistémologie, une avenue qui est aujourd’hui très fréquentée. L’idée, dont W. V. O. Quine (1908-2000) a donné dès 1969 un formulation explicite, est ici de faire de l’épistémologie une branche des sciences naturelles qui étudie comment les êtres humains, partant des stimulations de leurs organes sensoriels, parviennent à l’image qu’il se font du monde. En somme, de conjuguer les apports de la psychologie, de la biologie et des autres sciences naturelles pertinentes pour reprendre et peut-être résoudre les problèmes de l’épistémologie classique en les posant de nouveau, mais cette fois dans une perspective (naturaliste) nouvelle et avec des ambitions moindres que celle de fonder la connaissance qui animait l’ancienne épistémologie. C’est, on l’aura deviné, la perte ou du moins la minoration de cette dimension normative de l’épistémologie classique qui est le plus notable et aussi le plus contesté des aspects de cette nouvelle manière de faire de l’épistémologie.

Au même moment où elle se développait, un profond scepticisme confinant parfois à une sorte de pessimisme épistémologique se développait en Occident sous le nom de postmodernisme


Relativisme et postmodernisme

Pour en comprendre la teneur, supposons qu’aux catégories kantiennes présumées décrire des propriétés universelles et permanentes de l’esprit humain, on substitue des catégories contingentes, issues par exemple de l’histoire, de groupes sociaux tout entiers, voire de classes sociales.
Une telle position, qui peut être déployée de diverses manières selon ce qui est présumé fournir ces catégories contingentes, débouche, on le devine, sur une forme ou l’autre de relativisme épistémologique, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que combattit Platon chez les Sophistes de son temps.

Le débat entre partisans et adversaires de ce relativisme épistémologique a été très vif durant les dernières décennies du XX e siècle, tout particulièrement en philosophie des sciences.

C’est donc dans le chapitre consacré à cette dernière que nous le retrouverons.


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Une dose pour être vraiment intelligent
Que sont les contre-exemples de Gettier?


La philosophie vit de l’échange d’arguments et de contre-arguments. En voici une belle illustration pou clore cette section sur l’épistémologie.

On se souvient de l’analyse tripartite de la connaissance proposée par Platon. Or, un auteur contemporain, Edmund Gettier (1927) a voulu montrer, en imaginant des contre-exemples, c’est que cette analyse tripartite de la connaissance pourrait être insatisfaisante. Pour ce faire, il a imaginé des situations où les trois conditions sont satisfaites, mais où ne peut pas dire de S qu’il sait que P. Voici l’un d’eux.

Supposons que Smith et Jones sont les deux candidats à un certain poste. Supposons en outre que Smith a des bonnes raisons de tenir pour vraie la proposition conjonctive suivante :

(a) C’est Jones qui va obtenir le poste et Jones a dix pièces de monnaie dans sa poche.

Ce que sont ces bonnes raisons importe peu (disons, si vous voulez, que le président de la compagnie a dit à Smith que Jones allait obtenir le poste et que Smith vient tout juste de voir Jones compter la monnaie qu’il a dans sa poche) : l’important, ici, est que Smith est épistémiquement justifié de tenir (a) pour vraie.

Smith est alors épistémiquement justifié de croire que la proposition suivante, qui s’ensuit, est vraie :

(b) La personne qui va obtenir le poste a dix pièces de monnaie dans sa poche.

Mais supposons aussi que, sans qu’il le sache, c’est bien lui, Smith, et non Jones, qui va obtenir le poste; supposons encore que lui-même, Jones, a également, sans le savoir, dix pièces de monnaie dans sa poche.

La proposition (b) est donc vraie, bien que la proposition (a), à partir de laquelle on l’a inférée, soit fausse.

Gettier suggère que dans cet exemple : la proposition (b) est vraie; Smith croit que la proposition (b) est vraie; Smith est justifié de croire que la proposition (b) est vraie.

Pourtant, il est évident que Smith ne sait pas que la proposition (b) est vraie : d’une part puisqu’elle est vraie en vertu du nombre de pièces de monnaie qu’il a dans sa poche et qu’il ignore; d’autre part parce qu’il fonde sa croyance en la proposition (b) sur le nombre de pièces de monnaie dans la poche de Jones, qu’il croit en outre, mais à tort, être la personne qui obtiendra le poste.


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3 commentaires:

Jean-Joël Kauffmann a dit…

Bonjour,

Une légende urbaine assez répandue sur Kant (elle m'a été transmise par mon père professeur d'allemand ;-) ), est que la seule fois où Kant aurait changé l'itinéraire immuable de la promenade quotidienne qu'il faisait dans son jardin, aurait été le jour où il aurait appris la nouvelle de la prise de la Bastille lors de la Révolution Française.

Se non è vero, è ben' trovato.

JJK

Normand Baillargeon a dit…

@ jean-Joel: Merci de votre mot. Le prof qui m'a enseigné Kant (un merveilleux pédagogue appelé Bernard Carnois) m'a, me semble-t-il, conté la même chose; je crois que Kant a aussi raté sa marche un jour où il est resté pongé dans la lecture de Rousseau. Je opux me tromper.

Normand

Anonyme a dit…

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- David