mercredi, octobre 14, 2009

DIX ÉNIGMES PHILOSOPHIQUES À MÉDITER -1

[Figure imposée, la série de dix, qui doit clore le livre d'introduction à la philosophie que j'écris. J'ai choisi des Énigmes philosophique à méditer. J'en posterai ici de temps en temps. Comme toujours, commentaires et suggestions sont les bienvenues. Le tout doit seulement être accessible et informatif.]

1. Zénon rattrapera-t-il la tortue?


Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas
Paul Valéry
(Le cimetière marin)

On ne sait que peu de choses de Zénon d’Élée (vers 490 – vers 425), mais ce que nous en savons donne à penser qu’il possédait une intelligence absolument remarquable.
Zénon était un disciple de Parménide et on lui doit divers arguments extrêmement ingénieux visant à soutenir les doctrines de son maître sur l’impossibilité et le caractère illusoire du mouvement, du changement et de la pluralité. Plus précisément, Zénon, pour défendre ces idées, mettra de l’avant de troublants paradoxes (Proclus lui en attribue 40, dans un traité hélas perdu) destinés à montrer que nos intuitions de ces choses (mouvement, changement, pluralité), que lui et Parménide nient, sont, et pour cause, incohérentes.
Ces paradoxes n’ont depuis lors cessé de fasciner et de préoccuper des philosophes et des scientifiques. Certains d’entre eux, qui concernent le mouvement, ont exercé une profonde influence sur le développement des mathématiques. Ils nous sont connus par la discussion que leur consacre Aristote dans sa Physique et on les désigne par les noms suivants : La Dichotomie, Le Stade, La Flèche et Achille et la Tortue.
Nous allons ici nous intéresser à ce dernier, sans doute le plus célèbre, qui est présenté comme suit par Aristote: «[…] le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance.»
Que comprendre par cela ? La tradition utilise pour l’expliquer l’exemple d’une course entre Achille et une tortue.
Achille, le héros aux pieds légers, est, on le sait, de tous les Grecs, le plus rapide coureur. Une course est néanmoins organisée entre lui et la lente tortue. Beau joueur, Achille donne à la tortue une avance. Voilà les données de base du paradoxe.
Supposons pour simplifier qu’Achille avance d’un mètre à la seconde et que la tortue avance deux fois moins vite.
Appelons A le point d’où part Achille et B le point d’où part la tortue. La course commence et bien vite, très exactement en 1 seconde, Achille est parvenu au point B. La tortue, pendant ce temps, a avancé de .5 mètres et se trouve au point C, au moment où Achille arrive au point B, et elle est donc toujours en avance (mais moins grande) sur le héros. La course continue. Achille parvient très vite à ce point C. Mais il lui a fallu du temps pour ce faire et pendant ce temps, la tortue, elle aussi, a avancé. La voici au point D, qu’Achille rejoint très, très rapidement, sans doute : mais ce trajet lui demande néanmoins un certain temps, durant lequel la tortue est parvenu au point E. Et le raisonnement se poursuit de la sorte, infiniment : et c’est pourquoi, conclut Zénon, Achille ne pourra jamais, dans une course, rattraper une tortue à laquelle il a consacré une longueur d’avance.
Tout le monde sait bien qu’Achille rattrapera la tortue : le problème n’est pas là, mais bien dans le fait d’indiquer où se trouve l’erreur dans le raisonnement de Zénon
Zénon suggère que les distances qui séparent Achille de la tortue s’amenuisent sans cesse, mais qu’après chaque nouvelle étape de la course (durant laquelle Achille parvient au point où était la tortue à l’étape précédente), il lui reste toujours une nouvelle distance, aussi petite soit-elle, à parcourir, une distance qui correspond à celle parcourue par la tortue durant le même temps pris par Achille pour parvenir au point où elle se trouvait : Achille ne parviendra donc jamais à rattraper la tortue, qui reste toujours en avance sur lui d’une distance donnée — qui va s’amenuisant, mais qui n’est jamais entièrement abolie.
Le paradoxe a inspiré bien des développements en logique, en mathématiques et en physique et certains d’entre eux peuvent expliquer ce qui nous paraît d’abord à ce point paradoxal et contre-intuitif dans le raisonnement de Zénon.
Achille parcourt d’abord une unité, c’est-à-dire le mètre qui le conduit au point B. Puis une demie unité, qui le mène au point C. Puis un quart d’unité, qui l’amène au point D. Et ainsi de suite
Dans le langage des mathématiques modernes, la distance qu’il parcourt s’exprime comme suit:
1+ 1/2+ 1/4+ 1/8+1/16+ 1/32 …+ 1/2n + …
Zénon, on l’a vu, pense qu’on n’en finira jamais. Mais les mathématiques modernes suggèrent que nous nous trouvons ici devant une série convergente dont la limite est 0. Ces deux idées — série convergente avec limite et zéro — étaient inconnues des Grecs anciens et ont profondément entravé leur capacité à répondre à Zénon.
Mais cette explication ne satisfait pas tout le monde et certains rappellent que cette série tend vers sa limite, mais sans jamais l’atteindre : ce qui était précisément ce qu’affirmait Zénon.

13 commentaires:

Unknown a dit…

Cette série a deux composants, le temps et l'espace. L'espace tend vers l'endroit où Achille rattrapera la tortue. Le temps tend (le tantan...) vers zéro.

Cette supposée énigme joue sur la difficulté que nous avons à concevoir l'infini, surtout lorsqu'on le multiplie par zéro. Or, l'infini multiplié par zéro donne un résultat indéterminé, qui dépend des situations. Dans le cas présent, si la tortue a 10 mètres d'avance, le résultat sera qu'en 20 secondes il l'aura rattrapée. Le résultat indéterminé donne 20 secondes... dans ce cas !

Mais encore plus, cette énigme repose sur le même problème sur lequel les philosophes occidentaux se sont souvent cassés les dents (je sens que vous ne m'aimerai pas...) : la solution n'est pas dans le raisonnement, mais dans la prémisse ! Comme je l'ai dit, ce problème consiste à décomposer le déroulement du temps et de l'espace jusqu'au moment et jusqu'à l'endroit où Achille rejoint la tortue. La prémisse ne tient pas compte qu'après, il la dépassera !

Simon de Montigny a dit…

Je trouve étonnant que ce paradoxe ait subsisté malgré l'existance d'un raisonnement élémentaire (pour un Grec de cette époque) permettant de résoudre le problème : une course, en tant qu'épreuve entre deux personnes, a normalement une distance limite à parcourir (après tout les Grecs sont, à nos yeux, les initiateurs des jeux olympiques antiques, et ils devaient bien connaître la course).

Le but d'une course est d'être le premier à atteindre l'arrivée. Ainsi, sachant les vitesses respectives d'Achille et de la tortue, il est facile de voir que pour une distance assez longue, Achille l'emporte sur la tortue. Par contre, si la distance à parcourir est juste un peu plus longue que l'avance donnée à la tortue, alors la tortue gagne.

Si Zénon a pu se permettre d'utiliser des arguments intuitifs sur le mouvement pour préciser comment Achille atteint la position de la tortue (pour ensuite tirer une conclusion faisant paraître le mouvement absurde), on peut bien utiliser ces mêmes arguments pour montrer que Achille gagne sur une distance fixée d'avance. Et ceci implique qu'il a dépassé la tortue.

Évidemment si on nie le mouvement on peut tout ainsi bien nier les distances, mais pourtant Zénon utilise cette notion dans son raisonnement (l'avance donnée à la tortue).

Je trouve que la formulation du paradoxe de Zénon est plus naturelle si on s'interroge sur l'impossibilité de rejoindre la tortue pour l'attraper (ce qui n'est pas exactement le même contexte qu'une course). Dans ce cas, Achille se déplace de moins en moins pour attraper la tortue mais il se rend compte qu'elle est toujours un peu plus en avant lorsqu'il s'apprête à la saisir.

Unknown a dit…

On peut le formuler plus simplement en disant que la façon dont le problème est posé a pour conséquence de "ralentir le temps" de façon à ce qu'Achille ne rejoigne jamais la tortue.

On peut ainsi retomber sur la limite de la suite, qui consiste en fait au seuil auquel le seul moyen d'empêcher Achille de doubler la tortue consiste à arrêter le temps.

En le relisant, pas sûr que ce soit plus simple :)

Yvon H. a dit…

La division indéfinie de la distance restant à parcourir ne se heurterait-elle pas à une conception proprement atomique du temps et de l‘espace ?
Accepter la solution à base de limite de séries convergentes c‘est, à mon sens, concevoir la « réalité » géométrique comme aussi continue que l‘ensemble des réels tel que le conçoit le mathématicien moderne.
Qu‘en était-il des conceptions de Zénon et de ses petits camarades ?

Karl Popper a dit…

Zénon a raison dans le cas de paramètres particuliers...

Exemple Achille va deux fois plus vite que la tortue, les vitesses étant 1 m/s et 0.5 m/s, et Achille part 1 mètre derrière la tortue. La course étant de 1 mètre à partir du départ de la tortue.

Alors il est vrai de dire que les distance entre les deux comparses diminueront en passant par l'infiniment petit jusqu'à 0.

Sous d'autres contraintes, Zénon a tort.

Je vois pas vraiment d'énigme...ou bien je ne comprend pas.

Karl Popper a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Normand Baillargeon a dit…

@ tous; Zénon fait jaser!
je me suis demandé si je en devais pas aller das certaines des directiosn eu vous ouvrez; finalement, je pense que je vais laisser ce passage tel quel.
Normand

Anonyme a dit…

Ok, la limite de la série est 2.

1+1/2+1/4+......1/2^n = 2.

Pour un temps en dessous de 2 secondes, jamais les deux adversaires n'auront 0 de distance.

Mais à deux secondes exactement, cette distance sera bien nulle. Donc n tendra vers l'infini, l'infini est bien défini en math.

En fonction du temps x, l'équation de la distance entre les deux est 1-x/2. x varie entre 0 et 2 secondes.

Karl Popper

Paul C. a dit…

Très stimulant!

Il ne saurait être question de paradoxe ou de méditation si la réponse était facilement raisonnable.

À quand la grenouille de Bateson
et le fameux "if a tree falls..."
avec lequel nous accueillait notre excellent professeur de perception?

Anonyme a dit…

Cette truculente torsion de l'esprit n'est-elle pas due aux faiblesses inhérentes à la modélisation, à la discrétisation de paramètres comme le temps? C'est bien là, je pense , le propos de Zénon, qui entendait par là discréditer les approches divisibiles des pythagoristes.

Le temps, dans l'absolu, ne peut-être ramené à un instantané pur. Il n'existe pas un moment ou les 2 protagonistes sont immobiles l'un par rapport à l'autre. Ils se meuvent en permanence.

Yannick Delbecque a dit…

Comme déjà signalé, la limite de la série mentionnée est 2 et non zéro. Le terme général de la série est 1/2^n (l'inverse de la n-ième puissance de 2) et non 1/2n (l'inverse du n-ième nombre pair).

Il ne faut pas confondre limite de la suite 1/n^2, qui est effectivement 0, avec la limite de la série 1+1/2+1/4+1/8... qui est la somme des termes de la suite 1/n^2.

Ceci dit, bien après Zénon, Archimède savoir calculer la somme de plusieurs séries similaires; le concept de limite d'une série n'était pas inconnu des grècs, mais ils en étaient méfiants justement à cause des paradoxes de Zénon. Aristote a aussi introduit la disction entre infini actuel et potentiel en réponse à ces paradoxes dans le livre III de la Physique. Cette distinction est importante encore aujourd'hui pour comprendre les différentes manière d'utiliser le concept d'infini dans les mathématiques moderne. Le concept de limite, en particuler, utilise l'infini potentiel ("aussi près que l'on veut de" "aussi grand que l'on veut") plutôt que l'infini actuel (un nombre infini).

Z. H. a dit…

Bonjour, je découvre votre blog sur l'invitation d'un ami... intéressant, je n'ai pas encore eu le temps d'approfondir beaucoup, mais j'y reviendrai.
Au sujet des fameux paradoxes de Zénon, cependant, il y a encore bien d'autres développements possibles à signaler ; un qui me vient spontanément à l'esprit et que vous n'ignorez sûrement pas est la critique faite par Bergson de la "solution" (illusoire selon lui) reposant sur les séries convergentes, dans l'Evolution créatrice.
Sans être un inconditionnel de Bergson, cette critique et le type de solution qu'il propose dans la foulée mériterait peut-être une mention ici...
Simple suggestion bien sûr.

Bien à vous,

Z. H.

Normand Baillargeon a dit…

@ tous. Merci de vos commentaires. @Z.H.Bienvenue.

Normand