samedi, juillet 25, 2009

HUMOUR ET MATHÉMATIQUES (3/3)

Une théorie mathématique de l’humour

Sa suggestion est qu’une blague peut (parfois) être pensée comme proposant une axiomatique à laquelle, contrairement à ce que nous pensons d’abord, un modèle inattendu est fourni .

Deux manières d'interpréter, de voir, de comprendre des données sont alors simultanément saisies. Pour le dire plus formellement: la blague nous demande en quelque sorte dans quel modèle les axiomes X, Y et Z sont vrais. Notre réponse spontanée est : Dans N. Mais le demandeur répond: Non! Dans M! Cette théorie de l’humour est bien entendu à ranger avec les théories de l’humour comme incongruité, auxquelles elle donne une intéressante et singulière tournure.

Un exemple aidera à comprendre cette proposition.

L’éleveuse de moutons et le mathématicien

Une éleveuse de moutons désire construire un nouvel enclos d'au moins 2500 m2 et n’utiliser pour ce faire qu’au plus 200 m de clôture. On lui soumet trois propositions, l’une d’un architecte, l’autre d’un ingénieur et la dernière d'un mathématicien.
L'architecte suggère un enclos carré de 50m par côté et utilise donc les 200 m de clôture.
L'ingénieur propose quant à lui un cercle de 28,21m de rayon : il souligne qu’il obtient de la sorte un meilleur ratio entre le périmètre et l'aire, et conclut en soulignant que sa solution utilise moins de 200 m de clôture.
Le mathématicien affirme pouvoir réaliser l’enclos en n’utilisant que quelque 5 m de clôture.
L'éleveuse est convaincue qu’il est légèrement cinglé et elle est sur le point de donner le contrat à l’ingénieur quand, la curiosité l’emportant, elle téléphone au mathématicien.
Celui-ci confirme sa proposition et assure que si peu de clôture suffira : comme l’éleveuse n’a besoin que de 2 m² pour se tenir debout, explique-t-il, une clôture autour d'elle peut se construire avec aussi peu de matériel et confinera ses moutons dans un enclos d'une aire d'environ 150 Mm², soit la superficie des terres émergées de la planète.


Que signifie l’hypothèse Paulos ici?

Elle suggère qu’apprécier cette blague, c’est simultanément comprendre un problème posé dans le cadre d’une série de contraintes qui constituent une manière d’axiomatique; puis attendre une (ou, dans le cas présent, des) solution(s) possible(s) à ce problème au sein de cette axiomatique entendue d'une certaine manière; enfin, recevoir, d'abord avec étonnement puis, quasi instantanément, avec satisfaction et plaisir, une solution au problème inattendue mais qui se révèle plausible dès lors que l’on interprète différemment l’axiomatique, ce que rien n’interdisait, même si nous ne l’avons pas de prime abord aperçu .

Concrètement : il est raisonnable et attendu que, pour répondre à la question posée, l’on imagine des surfaces diverses qu’on peut clore avec 200 mètres de clôture. Mais le mathématicien répond en considérant autrement le concept d’enclos et satisfait les exigences du problèmes (i.e. les règles de l’axiomatique) d’une manière peut-être inattendue mais néanmoins conforme à ces règles.

Comprendre la blague, c’est ainsi simultanément apercevoir l’axiomatique, sa réalisation dans un modèle donné et attendu et sa réalisation dans un autre modèle, cette fois inattendu mais cohérent et tout à fait plausible dans le cadre de l’axiomatique. On aura remarqué qu’en prime cette théorie permet aussi d’expliquer pourquoi nous rions d’un jeu de mots, lequel met en oeuvre le même procédé formel. (Souvenez-vous de logarithme, qui ne paie rien…)

Revenons à l’axiomatique de Peano dont je parlais plus haut.

Sa réalisation courante, son modèle usuel, est : 0, 1, 2, 3, … à l’infini. Mais supposons, ce que rien n’interdit, que l’on interprète 0 comme 100; et successeur comme prochain nombre pair. Nous aurons un nouveau modèle de l’axiomatique de Peano : 100, 102 104, … à l'infini. Si vous avez un peu l'esprit mathématique, cela vous fera sourire, autant que la blague de l’éleveuse de moutons et, suggère Paulos, pour les mêmes raisons.
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J’ai commencé ce texte en disant qu’il est parfois fait reproche aux mathématiciens de trouver évidentes des démonstrations que peu de gens non initiés trouvent telles. C’est bien entendu que les mathématiciens peuvent se permettre de «sauter des étapes» dans leur raisonnement. Je terminerai en arguant que ce procédé est lui aussi utilisé en humour, à toutes ces fois où l’appréciation d’une blague ou d’un trait d’humour exige de nous que nous fournissions les éléments non-dits, comme autant de prémisses qui permettent de trouver une chose drôle.

C’est ce qui se produit lorsque nous rions quand Bart Simpson écrit au tableau :
«Ininflammable n’est pas un défi».

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Solutions des énigmes

1 = 2
L’erreur est commise à la ligne 5 : la division par zéro est effet impossible : or, a-b = 0

20 avec trois 3

On obtient 20 avec la formule : (3!) ! / (3!) x (3!).
Voyons cela de plus près.
3! Nous indique qu’on fait d’abord la factorielle de 3, ce qui nous donne : 3 X 2 X 1 = 6. Le ! qui suit nous demande de faire la factorielle de ce résultat, ce qui nous donne : 6 x 5 x 4 x 3 x2 x1 = 720.
Ce nouveau résultat est ensuite divisé par (3!) x (3!), ce qui donne 6 x 6 ou 36.
Et 720 divisé par 36 donne bien 20.
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Pour en savoir plus :

Je ne saurais trop recommander la lecture de l’ouvrage cité de Paulos, auquel mon propre texte doit beaucoup. Paulos est un des très rares auteurs à s’être penché sur le sujet et il le fait avec une grande compétence mathématique doublée de beaucoup d’humour.
PAULOS, John Allen, Mathematics and Humor, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1980.
Il y tente notamment un intéressant quoique périlleux rapprochement entre l’humour et la théorie mathématique des catastrophes.

Si la philosophie des mathématiques vous intéresse, je vous suggère la riche anthologie de textes réunis dans:
CHOUCHAN, Nathalie, (Éd.), Les mathématiques, Corpus, Garnier Flammarion, Paris, 1999.
Et pour des années de lecture au carrefour des mathématiques sérieuses et récréatives, tout ce que Martin Gardner a publié sur ces questions est à dévorer sans retenue.
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Normand Baillargeon se demande parfois si la nature ne lui a pas fait une mauvaise blague en lui donnant un tel amour des mathématiques, mais sans tout le talent correspondant qui lui aurait permis d’en faire sa profession.
Il rêve depuis longtemps de trouver une nouvelle démonstration du théorème de Pythagore, mais n’y est pas encore parvenu.
Il s’en console avec ses humoristes préférés : Yvon Deschamps, Raymond Devos, Pierre Desproges, Sol, Claude Meunier et Coluche, auxquels on lui permettra d’ajouter les bédéistes Marcel Gotlib et Charb.

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