mardi, janvier 27, 2009

BERTRAND RUSSELL : LE SCEPTIQUE PASSIONNÉ 2/4

Le logicisme

Sa passion pour les mathématiques va renaître au tournant du siècle, tout particulièrement en juillet 1900, alors que Russell se rend à Paris pour prendre part au Congrès International de Philosophie. C’est un point tournant de sa vie intellectuelle, notamment parce qu’il y fait la rencontre du mathématicien italien Giuseppe Peano (1858-1932) et de ses travaux .

Peu après, pris d’une fièvre créatrice intense, Russell avance le programme de fondements des mathématiques appelé logiciste (dans Principles of Mathematics, 1903); puis, en collaboration avec son ancien professeur et ami A.N. Whitehead, il entreprend de le réaliser dans le détail dans le monumental Principia Mathematica — trois lourds tomes sur lesquels les deux hommes travaillent durant une décennie et qui paraissent entre 1910 et 1913. Ce programme logiciste ambitionne de montrer que «toutes les mathématiques pures peuvent être déduites de prémisses purement logiques et en n’utilisant que des concepts que l’on peut définir en termes de logique .» En termes simples — et quelque peu imprécis — voici comment Russell et Whitehead procèdent.

Les notions nécessaires à la définition des concepts des mathématiques sont, outre le concept d’identité (a=b), des propositions (disons p et q), sur lesquelles on définit des opérations, ainsi que des symboles permettant d’analyser leur structure interne.

Les opérations sont les suivantes :

La négation de p : ~p
La disjonction (p ou q) : p∨ q
La conjonction (p et q): p ∧ q
L’implication (si p, alors q): p→ q

Les notions permettant l’analyse des propositions sont:

Fx (lu: x est F), qui est une expression fonctionnelle où x est une variable et F un prédicat.
∀ x (lu: pour tout x), qui est un quantificateur universel.
∃ x (lu : il existe au moins un x), qui est un quantificateur existentiel.

La première tâche des auteurs sera de définir les entiers naturels à l’aide de termes logiques, ce qu’ils accomplissent avec la notion de classe; puis de montrer que les autres concepts des mathématiques ainsi que les théorèmes mathématiques peuvent être construits à partir d’eux et des principes logiques. La tâche est herculéenne. Mais il y a plus grave, puisque Russell découvre bientôt un terrible paradoxe, qui porte aujourd’hui son nom, et qui laisse présager le pire pour le programme logiciste puisqu’il concerne la notion de classe. En voici un exposé non technique.

Certaines classes ont la propriété d’être membres d’elles-mêmes; d’autres ne l’ont pas. Par exemple, la classe de toutes les idées est une idée tandis que la classe de toutes les tables n’est pas une table. Que dira-t-on alors de la classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes? Je vous laisse vous amuser à y réfléchir. Plus simplement, imaginons une librairie qui décide de faire le catalogue C de tous les catalogues qui ne sont pas catalogués. C doit-il y figurer? Russell proposera diverses solutions techniques à ce paradoxe — en particulier la théorie des types et la théorie des types ramifiés.

La théorie des descriptions

Les techniques et les méthodes que Russell a déployées dans sa défense du logicisme vont se répercuter sur son travail en philosophie, où il privilégiera également l’analyse logique. La célèbre «théorie des descriptions», qu’il expose dans un article paru en 1905 , est un bon exemple de ce qu’il propose et elle est généralement reconnue comme le paradigme de la philosophie analytique du XX ème siècle.

En termes très simples, disons que Russell montre que nous sommes leurrés par le langage quand nous imaginons qu’il doit y avoir un référent à tout nom d’une phrase descriptive. Cette conviction, erronée, conduit à des absurdités manifestes dans le cas de propositions comme : «L’actuel roi de France est chauve». La France n’est pas une monarchie et n’a donc pas de roi. La proposition est-elle fausse? Si on le dit, alors, en vertu de la loi du tiers exclu, sa négation — l’actuel roi de France n’est pas chauve — devrait être vraie : ce qui ne semble pas avoir de sens. La solution de Russell est habile et met en œuvre la logique et l’analyse. Si on convient de désigner par R le prédicat «présent roi de France» et par C «être chauve», la proposition : «Le présent roi de France est chauve» sera réécrite de la manière suivante :

1. Il existe un x tel que Rx;
2. Pour tout y, si Ry, alors y=x;
3. Cx

Ce qui se notera comme suit en logique formelle :

∃x [(Rx ∧∀y(Ry → y=x)) ∧Cx]


L’impact de la Première Guerre Mondiale


Ma vie, dira Russell a été « radicalement scindée en deux par la Première Guerre Mondiale», laquelle l’a «amené à abandonner bien des préjugés et forcé à reconsidérer bon nombre de questions fondamentales .» Il dira même: «Cerné par une souffrance si immense, je trouvais minuscules et vaines toutes ces pensées de haut vol que j’avais entretenues à propos du monde abstrait des idées ».

Terrifié par l’arrivée d’une guerre qu’il sait être absurde, horrifié par l’enthousiasme martial avec lequel nombre de ses contemporains l’accueillent, Russell se lancera passionnément dans l’activisme politique.

Son pacifisme lui vaut d’abord, en 1916, d’être démis de ses fonctions à Trinity College, où il enseignait; puis, en 1918, il écope d’une peine de prison de six mois.

C’est durant la guerre qu’il publiera un de ses plus importants livres de théorie politique : Principles of Social Reconstruction (1916). Il y déploie notamment, d’une part des positions autogestionnaires, proches de celles des partisans du Guild Socialism anglo-saxon et de l’anarcho-syndicalisme, d’autre part un idéal de gouvernement mondial.

Russell restera toute sa vie, pour l’essentiel, fidèle à ces idéaux et à l’immense espoir qu’ils portent, un espoir que dans Political Ideals, paru en 1917, il formulait ainsi: «[…] nous pourrions, en 20 ans, abolir la pauvreté extrême, mettre un terme à la moitié des maladies du monde, à l’esclavage économique qui enchaîne les neuf dixièmes de la population; nous pourrions emplir le monde de beauté et de joie et faire advenir le règne de la paix universelle .»

Notons que Russell proposera et appuiera, tout au long de sa vie, un large éventail de réformes politiques compatibles avec ses idéaux : égalité de revenu; revenu de citoyenneté; vote des femmes (il est candidat des suffragettes en 1907); abolition de l’héritage; et de nombreuses autres.

À la sortie de la guerre, Russell est un intellectuel mondialement connu et une figure très en vue de la gauche. Il est alors invité par le gouvernement de l’URSS à visiter la nouvelle Russie bolchevique, qui s’attend à ce qu’il lui décerne un brevet de satisfaction. Russell revient cependant fortement désenchanté de sa visite et porte sur l’URSS un jugement sévère qu’il expose sans complaisance dans Théorie et pratique du bolchevisme.

Russell passe ensuite un an en Chine, pays pour lequel il développe une immense affection. Malade, il passe près d’y mourir et écrira plus tard à propos de cet épisode :

On me dira par la suite que [si j’étais mort en Chine] les Chinois projetaient de m’enterrer près d’un lac et de construire un autel à ma mémoire. J’ai un certain regret que cela ne se soit pas produit : j’aurais pu devenir un dieu, ce qui est du dernier chic pour un athée !

D’une guerre à l’autre

Marié à sa deuxième épouse, Dora Black, en 1921, il a avec elle deux enfants et s’intéresse d’assez près à l’éducation pour ouvrir une école où ceux-ci sont scolarisés avec d’autres enfants. L’école est essentiellement animée par Dora, Russell étant à cette époque quasi continuellement en tournée ou à écrire des livres qui assurent à l’institution les revenus indispensables à sa survie. L’éventail des sujets qu’il aborde dans ces ouvrages est immense : la Russie, la Chine, la relativité, les atomes, le mariage, la sexualité, la morale, l’éducation, le bonheur, le politique, les relations internationales, le pouvoir, la paresse et j’en passe.

À l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, Russell, qui s’est marié pour une troisième fois en 1936 et a un nouvel enfant, renoue avec la vie académique et une certaine stabilité matérielle. Il se trouve aux Etats-Unis quand la Guerre éclate (notons que le pacifiste de 1914 est cette fois en faveur de la guerre contre les Nazis) et occupe un poste à la University of California in Los Angeles (UCLA). Ayant accepté un poste de professeur de philosophie au City College of New York (CCNY), il s’apprête à partir pour cette ville quand, encouragée par l’Évêque Manning de New York, une mère de famille conteste l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de Russell sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui est Maître Joseph Goldstein, et lors du procès qui s’ensuit il décrira Russell par ces mots restés célèbres — en partie parce que le philosophe les répétera souvent avec jubilation : «[…] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur ». Le jugement est rendu le 30 mars : la nomination est décrite comme «une insulte à la population de New York» et sa révocation est ordonnée.

Russell se retrouve donc avec sa famille en pays étranger, ne pouvant revenir chez lui et sans emploi. C’est alors qu’un millionnaire américain, Albert Barnes, le tire d’affaire en l’embauchant comme conférencier pour sa Fondation, à Philadelphie. Leur union se terminera mal, mais elle permettra à Russell d’écrire son immensément populaire History of Western Philosophy, qui le mettra à l’abri du besoin.

Le militantisme des dernières années

Revenu en Angleterre en 1944, Russell enseigne au Trinity College et rédige son dernier grand ouvrage de philosophie : Human Knowledge (1948). En 1950, il obtient le Prix Nobel de littérature décerné «en reconnaissance de ses écrits variés et importants par lesquels il s’est fait le champion des idéaux humanistes et de la liberté de penser ».

Au début des années cinquante, Russell se marie pour une quatrième et dernière fois. Il continue d’écrire énormément durant cette décennie, qui voit en outre s’accentuer son engagement pacifiste et son combat contre la Guerre Froide et l’éventualité d’une guerre nucléaire. Dans une de ces formules choc dont il n’a jamais perdu le secret, il dira : «Ou l’humanité met fin à la guerre, ou la guerre met fin à l’humanité.»

En juillet 1955, est rendu public le célèbre Manifeste Russell-Einstein sur les périls de l’arme atomique. Un congrès demandé par ce manifeste sera financé par le philanthrope Cyrus S. Eaton et tenu en juillet 1957 à Pugwash, en Nouvelle-Écosse, lieu de naissance des Pugwash Conferences on Science and World Affairs. En 1995, le Prix Nobel de la Paix sera remis conjointement au Dr. Joseph Rotblat, un des onze signataires du manifeste 1955, et aux Pugwash Conferences.

En 1958, Russell participe à la fondation de la Campaign for Nuclear Disarmament, puis du Committee of 100. En 1961, à l’âge vénérable de 89 ans, il est brièvement incarcéré pour sa participation à un mouvement de désobéissance civile contre la prolifération nucléaire. Son militantisme ne faiblit pas et il est généralement reconnu que ses interventions auprès de Kroutchev et de Kennedy, en octobre 1962, ont joué un rôle important dans la résolution de la crise des missiles de Cuba.

À compter du début des années soixante et jusqu’à la fin de sa vie, Russell sera un féroce et infatigable critique de la politique étrangère des Etats-Unis et en particulier de l’invasion américaine du Vietnam. Le passage suivant de l’Appel à la conscience des Américains du 18 juin 1966 donne le ton des interventions des dernières années :

Du Vietnam à la République Dominicaine, du Moyen-Orient au Congo, les intérêts économiques de quelques corporations liées à l’industrie des armes et à l’armée elle-même définissent comment les Américains vivent leurs vies; et c’est sur leur ordre que les Etats-Unis envahissent et oppriment des peuples affamés et sans défense .

En 1967, et ce sera un de ses tout derniers gestes, Russell créera un tribunal international pour juger les actes des États-Unis au Vietnam et le complexe militaro-industriel qui en profite: ce tribunal, qui se réunit à Stockholm et Copenhague est communément connu sous le nom de Tribunal Russell. Il condamnera les États-Unis pour crimes de guerre.

Le dernier texte de Russell est rédigé deux jours avant sa mort et il porte sur la crise au Moyen Orient.

Bertrand Russell meurt le 3 février 1970. Il avait 97 ans.

Mais venons-en à présent aux idées de Russell sur le scepticisme.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C’est un point tournant : ne serait-ce pas un anglicisme ("turning point") ? Il me semble qu'en français on se contente de "tournant".