vendredi, octobre 03, 2008

LA BANNIÈRE DE LA RÉVOLTE, L’ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ : LA VIE ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRINE DE CLEYRE (5)

Action directe et militantisme

Le propre parcours de Voltairine, on l’a vu, est profondément marqué par l’affaire du Haymarket et le premier des textes de notre bloc rappelle son rapport, tout à la fois personnel, passionnel et réflexif à ces événements.

La lourde responsabilité du gouvernement et de l’ordre social et économique dans l’apparition de la violence y est rappelée: « […] j’ai interpellé le gouvernement; ils m’avaient montré à le faire. Qu’avez-vous fait – vous, les gardiens de la Déclaration et de la Constitution –, qu’avez-vous fait à propos de tout ceci? Qu’avez-vous fait pour sauvegarder les conditions de liberté du peuple? Vous avez menti, trompé, abusé, dupé, acheté et vendu et touché un gain! Vous avez vendu la terre que vous n’aviez aucun droit de vendre. Vous avez assassiné les peuples aborigènes pour pouvoir saisir la terre au nom de la race blanche à qui vous l’avez volée encore pour qu’elle soit encore vendue par un deuxième puis un troisième bandit. […] Voilà ce qu’est le gouvernement, ce qu’il a toujours été, le créateur et le défenseur du privilège, l’organisateur de la répression et de la vengeance. Espérer qu’il en sera jamais autrement est la plus vaine des illusions. Ils vous disent que l’anarchie, le rêve d’un ordre social sans gouvernement, est une folle lubie. Le rêve le plus fou qui ait pénétré le cœur de l’homme est celui que l’humanité puisse un jour s’aider elle-même en faisant appel à la loi ou en venir à un ordre qui ne soit pas le résultat de l’esclavage dans lequel on trouve la justification d’un gouvernement. C’est pour avoir dit ces choses au peuple que ces cinq hommes ont été tués. Pour avoir dit aux gens que la seule façon de sortir de leur misère était d’abord d’apprendre quels sont leurs droits sur cette terre.» (page XXX)

Le deuxième texte, De l’action directe, est un des écrits majeurs de de Cleyre. En puisant précisément ses exemples dans l’histoire des Etats-Unis, depuis les Quakers et les Puritains jusqu’à George Washington, John Brown ou la lutte contre l’esclavagisme, elle y rappelle que «l’action directe a été toujours employée et jouit de la sanction historique de ceux-là même qui la réprouvent actuellement. » (L’action directe, page XXX). Puis elle examine le rôle qu’elle doit jouer, notamment dans la lutte contre l’esclavage salarial et les institutions qui le rendent possible. Comment briser ces lourdes chaînes? Pour répondre à cette question, Voltairine traite ensuite de divers sujets comme la grève, le boycott, et la violence.

Ces thèmes débouchent tout naturellement sur ceux de la criminalité et de sa répression, sur lesquels Voltairine a aussi beaucoup écrit. L’essai qui suit, Crime et châtiment, en traite précisément et il est un de ses textes les plus importants sur le sujet. On y notera une volonté d’analyser objectivement le phénomène de la criminalité, de chercher à en comprendre les causes et d’identifier les meilleurs moyens de la prévenir. Bien avant Foucault, elle s’en prend à l’institution pénale : « L’exil, qui est pratiqué par quelques gouvernements, et l’emprisonnement sont destinés – selon la loi – à réhabiliter le criminel afin qu’il ne soit plus une menace pour la société. La logique veut que si quiconque désire anéantir la cruauté de la personnalité de quelqu’un, il ne doit pas user lui-même de cruauté; celui qui veut enseigner le respect des droits d’autrui doit lui-même en être respectueux. Pourtant, l’histoire de l’exil et de la prison est celle du fouet, du fer, des chaînes et de toutes les tortures que le génie démoniaque de la classe non-criminelle a pu élaborer pour enseigner aux criminels à être de bonnes personnes! Pour qu’ils puissent apprendre comment être de bons citoyens, ils sont placés dans des cellules où ils suffoquent, ils dorment sur des planches étroites, ils regardent à l’extérieur à travers des grilles de fer, ils mangent de la nourriture infecte qui détruit leur estomac; leur corps et leur esprit sont amochés et brisés. Et c’est ça qui est appelé « réhabiliter un homme »! (page xxx)

Elle s’en prend également aux idées de l’Italien Cesare Lombroso (1836-1909), ce criminologue qui est aussi l’inventeur et le promoteur de la phrénologie, pseudoscience que Voltairine combat avec des arguments culturalistes et en insistant donc sur le rôle des facteurs sociaux, économiques et politiques, à ses yeux indispensables pour comprendre la criminalité. Ce qui ne l’empêche cependant pas de remarquer : « Certains naissent idiots, d’autres naissent infirmes. Les punit-on de leur idiotie ou de leur malheureuse condition physique? Bien au contraire : on les prend en pitié, on déplore que la vie leur inflige de telles souffrances et on leur offre nos meilleures et plus tendres sympathies. Pourquoi, en ce cas, ne pas faire de même envers [ceux qui sont prédisposés à la violence] et qui sont également les pauvres victimes d’un malheureux héritage?». (page xxx)

Nous avons vu dans quel contexte, particulièrement passionnel et troublé, ces réflexions de Voltairine prennent place. Le texte qui suit, qui prend pour thème l’assassinat de McKinley (L’assassinat de McKinley du point de vue anarchiste) se place cette fois au cœur de ces débats sur la question de la violence qui animent alors le mouvement anarchiste.

Voltairine y exprime sa conviction que devant un ordre social profondément malsain et injuste, par le seul fait qu’il enseigne la possibilité d’un ordre social juste, l’anarchisme crée des rebelles. Mais, insiste-t-elle, cela ne signifie pas que ces rebelles auront recours à la violence ou que s’ils le font, cela soit une caractéristique essentielle de l’Anarchisme. « Des aveugles soumis, [l’Anarchisme] fait émerger les mécontents; des insatisfaits inconscients, il fait émerger les insatisfaits conscients. Chaque mouvement pour l’amélioration sociale des peuples, depuis les temps immémoriaux, a fait de même. Et puisque, dans les rangs des gens insatisfaits, on trouvera toutes sortes de tempéraments et de degrés de développement mental – tout comme on les trouvera aussi chez les gens satisfaits —, il s’ensuit que l’on trouvera occasionnellement ceux qui traduisent leur insatisfaction en un acte catégorique de représailles contre la société qui les écrase, eux et leurs semblables. L’assassinat de personnes représentantes du pouvoir dominant est un tel acte de représailles. Il y a eu des assassins chrétiens, des assassins républicains et des assassins anarchistes; en aucun cas cet acte d’assassinat n’a été l’expression d’aucun de ces credos religieux ou politiques mais plutôt une réaction fantasque contre l’injustice créée par le système prévalant à l’époque (excluant, bien sûr, les actes qui n’étaient que le résultat d’ambition ou de dérangement personnels). De plus, l’anarchisme moins que les autres ne peut être responsable dans la détermination d’une action spécifique, puisque, selon la nature de son enseignement, chaque anarchiste doit agir purement selon ses propres initiatives et responsabilités; il n’y a pas de sociétés secrètes ni de conseils d’administration quels qu’ils soient parmi les anarchistes.» (page XXX)

Nous concluons ce bloc de textes par un bref article (Où nous en sommes) qui synthétise de manière particulièrement claire les conclusions auxquelles de Cleyre est parvenue sur toutes ces questions.

***
Nous avions laissé Voltairine à l’automne 1901, durant une période très tendue qui s’installe à la suite de l’assassinat du président McKinley.

La ville de Philadelphie ne fait bien entendu pas exception à l’hostilité générale envers les anarchistes et ils y sont aussi persécutés. La fureur populaire ne s’est pas encore apaisée au printemps 1902 et, en mars, le Sénateur Joseph R. Hawley offre 1000$ en échange de la permission de «faire feu sur un anarchiste».

Voltairine s’offre aussitôt comme cible, gratuitement.

Dans une Lettre au Sénateur Hawley qui sera publiée dans Free Society, elle écrit :

Cher Monsieur,

Je lis dans le journal de ce matin que vous auriez affirmé être disposé à « offrir 1000$ pour tirer un coup de fusil sur un Anarchiste». Je vous demande ou de prouver que votre proposition est sincère ou de retirer cette affirmation, qui est indigne — je ne dirai pas d’un sénateur, mais d’un être humain.

Je suis une anarchiste, je le suis depuis 14 ans et la chose est de notoriété publique puisque j’ai beaucoup écrit et prononcé de conférences sur le sujet. Je suis persuadée que le monde serait un bien meilleur endroit s’il n’y avait ni rois, ni empereurs, ni présidents, ni princes, ni juges, ni sénateurs, ni représentants, ni gouverneurs, ni maires, ni policiers. Je pense que ce serait tout à l’avantage de la société si, au lieu de faire des lois, vous faisiez des chapeaux — ou des manteaux, ou des souliers ou quoi que ce soit d’autre qui puisse être utile à quelqu’un. J’ai l’espérance d’une organisation sociale dans laquelle personne ne contrôle autrui et où chacun se contrôle soi-même. […]

Toutefois, si vous voulez faire feu sur un Anarchiste, cela ne vous coûtera pas 1000$.

Il vous suffira de payer votre déplacement jusque chez moi (mon adresse est indiquée plus bas) pour pouvoir me tirer dessus, sans rien avoir à débourser. Je n’offrirai aucune résistance. Je me tiendrai debout devant vous, à la distance que vous déciderez et, en présence de témoins, vous pourrez tirer.

Votre flair commercial américain ne sent-il pas qu’il s’agit là d’une véritable aubaine?

Si toutefois le paiement du 1000$ est une condition non négociable de votre proposition, alors, après vous avoir permis de tirer, je voudrais donner ce montant à des œuvres qui militent en faveur de l’avènement d’une société libre et dans laquelle il n’y aurait ni assassins, ni présidents, ni mendiants, ni sénateurs.

Voltairine de Cleyre
807, Fairmont Avenue
21 mars 1902 .»
(à Suivre)

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