dimanche, avril 13, 2008

ENTREVUE DANS LA REVUE DÉCOUVRIR 2/2

[Sous la plume de Johanne Lebel, la revue Découvrir, de l'ACFAS, publie dans son numéro d'avril-mai 2008 une entrevue avec moi sur le thème Science et société. En voici la deuxième partie]

Découvrir : On voit d’un côté les systèmes de recherche qui multiplient les efforts de dialogue et, de l’autre, des indices de méfiance du public face aux recherches scientifiques. Quelle posture critique un citoyen devrait-il selon vous avoir face à la science ?

N. Baillargeon : Disons d’abord qu’il y a de bonnes raisons objectives d’entretenir une certaine méfiance. La science est au centre de notre mode de vie; ses effets sont partout, souvent bénéfiques voire salutaires, mais certains sont aussi dramatiques et, depuis Hiroshima, on sait qu’il y en a qui sont proprement terrifiants. On peut ainsi penser en ce moment au réchauffement planétaire où la courbe d’inquiétude ne cesse de monter; ou encore à la manipulation du code génétique. Toutes ces questions-là inquiètent le grand public, qui veut, avec raison, y voir un peu plus clair. Mais ce sont des questions complexes. Pour aller à l’essentiel, je dirai que je pense qu’une éducation scientifique digne de ce nom est désormais indispensable aux citoyennes et citoyens et qu’elle doit se doubler d’une véritable compréhension des enjeux politiques de la science et de la recherche scientifique. Ce qui est ici en jeu est d’une importance qu’on ne peut minimiser. Ceci dit, il faut dans cette réflexion résister à la tentation du relativisme, qui nous ferait réduire la science à n’être qu’un discours parmi d’autres, sans plus de prétention à la vérité. Je me suis beaucoup battu et je me bats encore contre un certain relativisme cognitif, qui a malheureusement investi une partie des sciences humaines. Le manque de culture scientifique est la route qui conduit à de telles déplorables positions. Pour ne pas l’emprunter, il faut persister à penser clairement : notre salut passe par l’usage de notre raison.

Découvrir : Vous avez justement participé au Science on blogue de l’Agence Science-Presse, dans la section sur la science sceptique. Un blogue est-il un bon moyen d’échanger avec le public?

N. Baillargeon : Le dialogue qu’un blogue permet d’installer avec les lecteurs est souvent riche et stimulant. Mais l’exercice est aussi exigeant. Qui écrit un commentaire s’attend à une réponse rapide et de qualité, et c’est bien normal. Mais tenir un blogue est aussi un plaisir. L’écriture et la réflexion y sont très libres. Tu lis ton journal; tu discutes avec des gens; un sujet se pointe; tu rédiges; très vite, il y a des réactions. Tout cela est très libre tant sur le plan des sujets que sur celui de la forme. J’ai ainsi pu traiter en quelques paragraphes de la mémoire comme source incertaine de connaissance, mais aussi en plusieurs pages de l’ouvrage de Richard Dawkin, The God Delusion, qui est le plaidoyer d’un scientifique en faveur de l’athéisme. C’est à regret, et faute de temps, que j’ai dû mettre un terme à cette aventure.

Découvrir : Comme éducateur, comment voyez-vous la transmission du savoir et l’initiation à la pensée rationnelle?

N. Baillargeon : Je suis content de pouvoir revenir sur ce sujet, que je n’ai fait qu’effleurer. Il faut selon moi donner à tous les jeunes une éducation scientifique permettant de comprendre le monde d’aujourd’hui. Et je crois qu’il est possible de le faire. Ce que je privilégierais n’a rien à voir avec l’augmentation du nombre de jeunes qui choisissent d’étudier en sciences à l’université: il s’agit plutôt d’atteindre un massif accroissement qualitatif d’une éducation scientifique dispensée au plus grand nombre possible de gens — je soutiens que cette éducation, telle que je la conçois, est accessible à tout le monde. Cette éducation scientifique, dans mon esprit, est encore distincte de l’éducation technologique — celle qui nous prépare à utiliser les technologies dans nos vies privées et au travail.
Dès la première année, et de manière progressive jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire, il y aurait des cours consacrés à la science, selon un programme cumulatif introduisant aux théories et aux concepts des diverses sciences. L’élève y acquerrait peu à peu du vocabulaire spécialisé, des faits et des théories, mais aussi le sens de l’historicité de la science . Il est possible de faire tout cela, j’y insiste, avec un bagage mathématique minimal. On ferait de la sorte un tour des différentes sciences fondamentales: astrophysique et physique, sciences de la terre, chimie, biologie, écologie, anthropologie. Parallèlement, les jeunes seraient initiés aux vertus épistémiques : l’honnêteté intellectuelle, l’intégrité, la capacité de soumettre à la critique d’autrui ce qu’on avance, une certaine et indispensable méfiance à l’endroit de nos sens et de notre mémoire, la capacité d’envisager des hypothèses alternatives, la pratique du doute constructif, la reconnaissance du caractère faillible de nos connaissances et ainsi de suite. On apprendrait aussi que si la science est une aventure humaine exaltante, elle est également inscrite dans un contexte social et politique. À la fin de ce parcours, on peut espérer que les élèves auraient acquis des vertus épistémiques indispensables aux citoyens.

Découvrir : En conclusion, pourrait-on dire que pour former un esprit critique il faut à la fois les connaissances et une certaine perspective sur elles — ce que vous appelez des vertus épistémique?

N. Baillargeon : Je pense que c’est bien là l’essentiel. C’est que ce n’est pas tout de posséder des savoirs : il faut aussi avoir la détermination de s’en servir et les vertus épistémiques que cela suppose. Parfois, comme dans l’exemple irakien cité plus haut, il suffira d’avoir le réflexe de s’arrêter trois secondes pour faire un peu d’arithmétique. Plus généralement, on devrait toujours avoir le réflexe de demander : « Comment le savez-vous ? Est-ce que cela a du sens ? ». Et cela s’apprend en s’exerçant. « C'est en posant des gestes courageux qu’on devient courageux», disait Aristote. Et c’est en travaillant sa pensée critique qu’on devient un penseur critique capable de faire des choix éclairés. La contribution que des citoyens ayant acquis de telles habitudes et habiletés peuvent faire pour rendre notre monde meilleur est incommensurable et nous en avons aujourd’hui plus que jamais besoin.

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